Page:Fromentin - Dominique, 1863.djvu/73

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preuve, c’est que le seul témoignage un peu vif qui me soit resté de ces continuelles embuscades, c’est la vision très-nette de certains lieux, la note exacte de l’heure et de la saison, et jusqu’à la perception de certains bruits qui n’ont pas cessé depuis de se faire entendre. Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de me rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps, tel vent, que l’air était calme, le ciel gris, que des tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement d’ailes très-sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l’année et peut-être bien du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation d’un homme plus mûr, je l’ignore ; mais si je vous cite ce fait entre mille autres, c’est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu’il se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions.