Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rage l’avoit fait devenir soldat dans un régiment, et la fortune enfin l’avoit poussé jusqu’à l’avoir rendu cavalier, quand elle le ramena à Paris. Du moins ceux qui estoient bons naturalistes appelloient cheval la beste sur laquelle il estoit monté ; mais ceux qui ne regardoient que sa taille, son port et sa vivacité, ne la prenoient que pour un baudet. Il fut vendu vingt escus à un jardinier dès le premier jour de marché, et bien luy en prit, car il auroit fait pis que Saturne, qui mange ses propres enfans : il se seroit consommé luy-mesme. Le laquais qui suivoit ce cheval (il faut me resoudre à l’appeller ainsi) estoit proportionné à sa taille et à son merite. Il estoit Pigmée et barbu, sçavant à donner des nazardes, et à ficher des épingles dans les fesses ; en un mot, assez malicieux pour meriter d’estre page, s’il eut esté noble, supposé qu’on cherche tousjours de la noblesse dans ces messieurs. Pour bonnes qualitez, il avoit celle d’encherir sur ceux qui jeusnent au pain et à l’eau, car il avoit appris à jeusner à l’eau et à la chastagne. Aussi cela luy estoit-il necessaire pour vivre avec un tel maistre, puisque, pour peu qu’il eust esté goulu, il l’eust mangé jusqu’aux os ; encore n’auroit-il pas fait grande chere, ce pauvre homme et sa bource estant deux choses fort maigres. Si ce proverbe est veritable, tel maistre tel valet, vous pouvez juger (mon cher lecteur, qu’il y a, ce me semble, long-temps que je n’ay apostrophé) quel sera le maistre dont vous attendez sans doute que je vous fasse le portrait. Je vous en donneray du moins une esbauche. Il estoit aussi laid qu’on le puisse souhaiter, si tant est qu’on fasse des souhaits pour la laideur ; mais je ne suis pas le premier qui parle ainsi. Il avoit la bouche de fort grande esten-