Page:Gagneur - Trois soeurs rivales.djvu/72

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» M. de Morges est un homme bon, sans doute, mais d’une bonté sans tact, capricieuse et pleine de brusquerie. Ses manières et son langage soldatesques froissent à chaque instant mes plus intimes délicatesses, et ses attentions pour moi sont autant d’importunités qui me fatiguent et parfois m’irritent. Oui, vraiment, une pareille union est une chose monstrueuse. Moi qui m’étais formé sur l’amour et sur le mariage de si poétiques chimères, je suis accablée par cette odieuse réalité. N’est-il pas affreux de penser qu’avec ma nature aimante, expansée, je sois unie pour la vie à un homme qui ne m’inspire qu’une invincible répulsion ! Je le reconnais, à présent, je n’aurais pas dû me marier, je devais résister à mon père mais le chagrin avait anéanti toute ma force de résistance, et je me suis laissée aller au découragement que me causait la froideur de celui que j’aimais. Et puis, il me semblait aussi que, désormais, je serais indifférente à la vie, et qu’il n’était pas possible de souffrir davantage ; mais j’éprouve aujourd’hui que, si la douleur physique est bornée, la capacité de l’âme pour la souffrance est infinie. Quelquefois, cependant, j’essaie de réagir contre mon malheur, et je cherche à vaincre mon aversion pour M. de Morges. C’est en vain : je ne puis la lui dissimuler ; de là des scènes de pleurs et de violence d’où je sors brisée et désespérée. Enfin, je te dirai tout : j’ai commis, à l’égard de mon mari, une grande faute ; dans un moment d’égarement, j’ai laissé échapper le secret d’un amour que j’aurais dû à jamais ensevelir au fond de mon cœur.


MARIE GAGNEUR.

(La suite à mardi.)