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six semaines dans un phare.

laissait voir cette double rangée de dents blanches ! Enfin !… on m’apporta des oranges, des bananes, du lait de coco. Je bus et je mangeai à tire-larigot, à la grande joie de mes hôtes qui gambadaient à se démancher les os. Quand j’eus achevé mon frugal mais copieux repas, on m’habilla ; puis on me transporta en palaquin jusqu’à la ville, où l’on me donna, pour demeure, la hutte la plus grande et la plus commode. Seulement je remarquai qu’il y avait des factionnaires à chaque issue. On me gardait à vue. J’étais prisonnier.

Mais pourquoi ne pas me manger tout de suite ? Voilà ce que je ne comprenais pas. Alors une idée me vint : « Est-ce parce que je ne suis pas assez gras, et veut-on m’engraisser avant de me faire figurer comme rôti dans le banquet de ces cannibales ? » Le fait est que je pouvais bien avoir touché juste, car il ne se passait pas d’heure, qu’on ne m’apportât à manger et à boire. Il m’était défendu, sous aucun prétexte, de franchir le jardin qui entourait la hutte, je n’avais que le droit de dormir et de bien vivre. Les premiers jours, je ne me fis pas tirer l’oreille, mon estomac avait besoin de se refaire : mes jambes n’étaient pas fâchées de se reposer, et, n’était l’inquiétude de l’avenir, je n’avais pas à me plaindre de mes hôtes, qui respectaient mon sommeil et me nourrissaient grassement. Mais le huitième jour, j’en avais assez ; je voulus sortir. Il y eut conseil des sauvages pour savoir si la chose était possible : à l’unanimité, ces gredins refusèrent, et le nombre des factionnaires fut doublé. Au bout d’une semaine, j’étais complétement radoubé et remis à neuf. Qui plus est, j’avais pris de l’embonpoint.

Vous dire la satisfaction que les sauvages éprouvèrent en me voyant si gras et si dodu est impossible. Ils s’en léchaient les lèvres ; l’eau leur venait à la bouche, et ils souriaient d’un air béat en regardant cette boule de graisse qu’ils destinaient à leur casserole. Il y eut même assemblée des notables dans ma hutte