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six semaines dans un phare.

allait de roche en roche, enivré de ces curiosités comme s’il eût voulu vivre d’une autre vie. Eh quoi ! m’écriai-je, ce monde merveilleux de l’abîme n’aurait pour hôtes que des muets et des aveugles, les poissons et les coquillages ? Non, je ne pouvais pas le croire. Il devait y avoir là quelqu’un de ces esprits dont j’enviais la vie mystérieuse et l’ineffable liberté.

Le capitaine, debout, presque livide, écoutait son neveu avec un effroi que semblait expliquer un souvenir terrible.

— En quittant ce Carnac maritime, reprit Paul, je voyais les pêcheurs amarrer leurs barques et réparer leurs agrès d’un air absorbé. Ils n’entendaient pas un mot de français et ne se parlaient pas non plus entre eux dans leur dialecte. Sombres et rêveurs, ils semblaient écouter les menaces ou les promesses des esprits de la plage ; mais quand ils remontèrent vers leurs cabanes pittoresquement semées le long de l’abîme, ils échangèrent des paroles bruyantes comme pour se féliciter d’avoir échappé aux embûches des mauvais génies. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement. La mer continua son éternel monologue et je restai à l’écouter, en proie à cette fascination pénible et délicieuse qu’elle exerce et qu’elle n’explique pas. C’est là, mon oncle, que tu m’as retrouvé, là que tu m’as raconté une mystérieuse aventure…

— Tu as trop parlé, Paul, repose-toi.

— Eh bien, mon oncle, si je ne parle pas, si tu ne veux pas parler, je prierai le Breton de me dire ce que c’est qu’un lutin terrible appelé le Double et que tous les marins connaissent…, pour ne jamais l’avoir vu.

— Je l’ai vu, moi.

— Moi aussi.

— Hélas ! il existe !

Ces trois exclamations furent jetées presque à la fois en réponse aux dernières paroles de Paul.