Aller au contenu

Page:Garnier - Six semaines dans un phare, 1862.djvu/387

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
377
la junon.

qui s’y embarquerait. Et ce fut une lutte terrible. Les plus forts chassaient les plus faibles du radeau, et ceux-ci furent obligés de regagner les manœuvres qu’ils venaient de quitter.

Quelques-uns se noyèrent, mais nul n’y fit attention. Avant de couper le câble qui retenait encore le radeau au vaisseau, je demandai au capitaine s’il persistait à abandonner son navire. Le capitaine ne répondit pas. Alors, je le suppliai, en son nom et au nom de sa femme, de retourner dans la hune et de ne pas se hasarder sur ce radeau qui ne présentait aucune chance de salut. Il tourna les yeux vers sa femme qui ne voulait pas quitter son mari et se trouvait mieux sur le radeau que dans la hune ; il resta insensible à ma prière. Je coupai le câble, et l’on s’éloigna en ramant avec des morceaux de bois arrachés aux cordages et façonnés en forme de pagaies.

Pour moi, nous courions à une mort certaine. Nous n’avions ni compas ni boussole. Nous ignorions où était la terre. Du haut de notre hune d’artimon au moins nous dominions la mer, nous pouvions voir et être vus, mais sur ce radeau, perdus au milieu des vagues, nous n’avions même pas cette chance. Aussi, je résolus avec d’autres de retourner vers nos deux hunes flottantes où des grappes de malheureux étaient suspendues sur l’abîme. Comme nous n’avions plus la force d’y retourner en nageant et que notre départ allégeait le radeau, on nous y ramena avec empressement.

La nuit vint et le radeau disparut. Le lendemain, au point du jour, nous vîmes se rapprocher de nous un objet flottant. C’était le radeau qui était parti la veille et revenait du côté opposé. Les hommes avaient épuisé leurs forces à ramer, puis s’étaient couchés attendant que Dieu décidât de leur sort.

Le hasard les avait fait se retrouver auprès du bâtiment échoué. Ils tendirent leurs bras vers nous et chacun les aida à reprendre leurs places. Le radeau fut abandonné.

Par un sentiment de pitié qui sommeillait encore au milieu de