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récit de chasse-marée.

Les plus malheureux parmi ces malheureux, et pourtant ceux qui supportaient le plus gaiement leurs malheurs, étaient les rafalés. Un Breton dont je fis mon camarade, il s’appelait Robert, m’expliqua après m’avoir initié à la vie de ponton, ce que c’était que ces rafalés :

— Ce sont des faillis chiens, parqués à part comme des bêtes immondes. Pour jouer ils vendent tous leurs effets, leur hamac, leur couverture. Aussi pour monter sur le pont, à l’appel, ceux qui n’ont même pas une culotte ou une chemise, louent une couverture pour cacher leur nudité. Je dis louent, car ici tout se vend ou se loue, rien ne se donne ni se prête. Ils vendent, pour jouer, leurs aliments, et, quelquefois pendant cinq ou six jours, ils jeûnent et ne mangent que le rebut des autres. Il y en a même qui, mourant de faim, jouent encore les immondices qu’ils ont trouvées. Tout le monde ne peut pas faire partie des rafalés. Pour être de leur société, il faut vendre tout ce qu’on possède, et, avec l’argent, régaler jusqu’au dernier sou les camarades. Alors on le reconnaît frère et on lui donne un caillou pour oreiller. Ce sont eux, en revanche, qui combinent les évasions, et font des niches aux Anglais. Personne ne les fréquente, mais tout le monde les estime.

Nous les verrons à l’œuvre. En attendant, pour arriver plus vite à ce qui peut vous intéresser, je passe sur la manière dont nous vivions. Un mot suffira. Chacun ne s’occupait que de manger aux dépens de son voisin, de faire argent de tout, de travailler de son état, si faire se pouvait, et enfin de tâcher de s’évader. L’évasion était le but de toutes nos pensées. Dès qu’on en avait le plan bien arrêté, pour quelques sous les rafalés en aidaient l’exécution.

La première évasion dont je fus témoin mérite une mention spéciale, car celui qui s’évada était un colonel d’infanterie qui avait refusé d’être interné à terre pour rester avec ses soldats. Il avait été pris sur un vaisseau qui transportait des troupes à Saint-Domingue.