Page:Gautier - Chanson de Roland onzieme edition 1881.djvu/10

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je me suis dit un jour que je travaillerais, dans mon humble sphère, à faire de mon pays une nation vraiment traditionnelle, que ne s’imaginât point dater de quatre-vingts ans, et se souvînt de ses quatorze siècles d’existence et de gloire.

J’avais, il y a quelques années, dédié cette édition classique de Roland « à tous ceux qui ignorent notre vieille poésie nationale, à tous ceux qui ont souci de la connaître ». Je la dédierais plus volontiers aujourd’hui à ces jeunes professeurs qui vont être appelés à expliquer ces vieux vers, si nouveaux pour eux.

Accoutumés à toutes les délicatesses de l’art antique, ils ne s’habitueront point sans quelque peine à cette rude et sauvage poésie où le sentiment de la nuance est à peu près inconnu, et où ils auront le chagrin de ne point trouver les élégances dont ils sont légitimement épris.

Je les supplie de ne pas se décourager à une première et imparfaite lecture ; je les supplie de se rappeler qu’ils ont affaire à une poésie sincèrement primitive et qui n’a eu à son service ni la langue d’Homère, ni le génie de Virgile.

Mais je les conjure en même temps de vouloir bien se dire que cette poésie est celle de notre race et de nos pères ; qu’elle est saine et vigoureuse, mâle et fière ; qu’elle nous offre des types humains qui dépassent de cent coudées tous ceux de l’antiquité païenne. Les rhéteurs, peut-être, ne consentiront jamais à la donner pour un modèle achevé de ce qu’ils appellent le style ; mais elle agrandit les âmes ; mais elle leur donne je ne sais quel sursum ; mais elle est faite enfin pour les dégoûter à jamais des vilenies du réalisme contemporain.

Surtout, elle fait aimer la France.

Voilà pourquoi je ne regretterai jamais d’avoir remis en honneur ce chef-d’œuvre si longtemps dédaigné, et de lui avoir consacré tant d’années d’une vie que deux amours ont surtout remplie et consolée : celui de la Patrie et celui de la Vérité.

LÉON GAUTIER.