Page:Gautier - Guide de l’amateur au Musée du Louvre, 1882.djvu/20

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esquisse des Pestiférés que Gros traça sous la dictée de Denon et où il resta fidèle à la vérité prosaïque. Ce n’était qu’un procès-verbal, et le peintre, s’abandonnant à son génie, en lit une épopée ; il renversa les murs de la chambre où s’était passé le fait historique et fit voir à travers les arcades moresques percées à jour la silhouette orientale de Jaffa. La scène, ainsi élargie, lui permit de rendre sensible aux yeux la grandeur morale du sujet. Vers le milieu de la composition, le général en chef Bonaparte touche, avec cette sécurité de l’héroïsme qui a confiance en son étoile, les bubons de peste d’un matelot à moitié nu et qui s’est soulevé à l’approche du général. Berthier, Bessières, l’ordonnateur Daure, le médecin en chef Desgenettes, suivent Bonaparte effrayés de sa sublime imprudence. Un officier, attaqué d’ophtalmie et les yeux bandés, se dirige à tâtons vers ce foyer rayonnant. Dans les angles, des malades sont soignés par des Turcs. Masclet, jeune chirurgien français victime de son dévouement, soutient, mourant lui-même, un malade sur ses genoux. Des cadavres gisent çà et là sur les dalles, et des pestiférés en convalescence prennent des pains que les Arabes leur présentent. Certes, l’horreur tragique n’est diminuée en rien, mais il y a encore une certaine beauté dans cet entassement de corps expirants ou déjà morts. L’artiste accepte la laideur, mais il ne la cherche pas, et il l’idéalise dans le sens touchant ou dramatique. Son tableau est comme celui de la Peste dans Virgile, et conserve encore les nobles couleurs de l’épopée. À leur apparition, les