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Page:Gautier - L’art moderne, Lévy, 1856.djvu/96

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tâche la plus haute impartialité philosophique et le plus religieux respect des traditions. Il a tout vu en grand et s’est placé en dehors du temps et de l’espace. A voir ces peintures, vous ne devineriez ni sa religion, ni sa patrie, ni même son époque, si quelques figures, pour ainsi dire contemporaines, ne vous en donnaient la date : Bacchus et Jésus-Christ, César et Napoléon, Sophocle et Racine, Athènes et Rome, le vieux monde et le nouveau, les dieux, les héros, les civilisations sont à leur rang ; l’Orient même y trouverait le calife Hakem, le dernier homme qui se soit proclamé Dieu et qu’on ait cru. Aucune étroite préférence de clocher : l’humanité n’a qu’une patrie qui est la terre. Les petites raies bleues et rouges qui délimitent les royaumes doivent disparaître, et d’ailleurs on ne les retrouve pas sur le monde réel.

Il est temps que les pays ne se prennent plus pour leurs propres fétiches. Une nation civilisée devrait avoir honte de se regarder perpétuellement le nombril comme ces fakirs de l’Inde abîmés dans la contemplation de leur moi. La France a eu longtemps ce travers de s’encenser elle-même et de chanter dévotement sa propre litanie. Les grands hommes appartiennent à tous les pays. Shakespeare n’est pas plus Anglais que Molière n’est Français : ils sont humains. Leur patrie physique ne peut les revendiquer exclusivement. Un héros, un poëte, sont les résultats de toutes les civilisations et les produits de l’intelligence universelle. Virgile, quoique mort depuis deux milles ans, est notre contemporain, notre ami, notre frère ; sa pensée hante la nôtre. Nous connaissons Raphaël comme s’il vivait. Les siècles et les patries n’existent pas : ce qui est