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INTRODUCTION

produit l’Épopée, dans une situation calme et prospère. Jamais la paix n’a rien produit d’épique. La lutte est nécessaire à l’Épopée : elle naît sur un champ de bataille, aux cris des mourants qui ont donné leur vie à quelque grande cause. Elle a les yeux au ciel et les pieds dans le sang.

Ce n’est pas tout : car, jusqu’ici, nous sommes dans le vague. À l’Épopée il faut encore un fait positif, un fait central qu’elle agrandira en le racontant. Ce fait est presque toujours historique. Le plus souvent encore il est triste : c’est une défaite, c’est une mort. Le plus grand élément de toute poésie vraie, c’est la Douleur quand ce n’est point la Sainteté.

Voici donc que l’Épopée a son milieu et son moment ; voici qu’elle est aussi en possession d’un sujet précis…

Que lui manque-t-il encore ? Rien, sinon un héros. Mais ce héros, il faut qu’il résume complétement son époque et sa nation. Il faut aussi qu’il domine le « fait épique » ; oui, qu’il le domine de très-haut, jusque-là que ce fait n’ait aucune signification sans lui et lui emprunte toute son importance.

Telle est, d’ailleurs, dans la formation de l’Épopée, tout le rôle de la Réalité ; mais c’est ici qu’il convient de faire la part de l’Imagination. Elle est considérable. Certains esprits trop rigoureux veulent aujourd’hui trouver un fondement historique à tous les « noms propres », à tous les vers et presque à tous les mots de nos vieux poëmes nationaux. C’est se méprendre étrangement sur les procédés de l’esprit humain. À peine est-il en possession d’un fait positif, — une défaite nationale ou la mort de quelque héros célèbre, — le peuple (car c’est de lui qu’il s’agit) développe ce fait, le dénature, l’exagère, lui donne une allure et des proportions nouvelles. Il n’attend pas longtemps pour se livrer à ce labeur qui consiste à transformer l’histoire en légende. Il se met immédiatement à ce travail dont il n’a pas conscience et qu’il exécute souvent avec une rapidité remarquable. Les choses se sont toujours passées de la sorte et se passeront toujours ainsi, même aux époques de civilisation et d’imprimerie ; mais, à plus forte raison, dans les temps primitifs et de récit oral. En voulez-vous un exemple frappant ?