Page:Gautier - La Conquête du paradis.djvu/45

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— Eh bien, Naïk, nous allons donc nous quitter ? dit le marquis en ouvrant les yeux.

— Pas pour longtemps, seigneur, répond Naïk ; bientôt, comme un chien trop fidèle qu’on ne peut parvenir à perdre, tu me verras revenir ; rien ne peut plus me détacher de toi.

— Comme c’est étrange ! tu n’as donc aucune affection ? ni femme, ni parents ? Tous les malheurs se sont donc acharnés sur toi ?

Naïk secoua la tête :

— Le plus grand des malheurs, pour celui qui est condamné à vivre dans l’abjection, c’est d’en sortir moralement, dit-il ; pour souffrir de l’infamie, il faut la comprendre, et la plus faible lueur d’intelligence qui éclaire nos ténèbres est pour nous le pire des désastres. Hélas ! cette clarté funeste s’est allumée en moi ; tandis que mes pareils se vautraient dans leur fange, je suis resté debout, et j’ai pleuré.

— Ce que tu me dis là me touche au dernier point, s’écria Bussy ; depuis que je te connais d’ailleurs, tu es pour moi un sujet de surprise ; tu t’annonces comme tout ce qu’il y a de bas et de méprisable et je ne trouve chez toi que sentiments délicats et élevés ; la plus complète ignorance doit être ton partage, et tu t’exprimes avec une sorte d’élégance, de la poésie même ; et, ne le nie pas, je t’ai surpris lisant dans un livre. Que signifie cela ? est-ce que tu m’abuses ?

— Je suis un valouver, seigneur.

— Un valouver ! Qu’est-ce que cela ?

— Les valouvers sont les savants de notre caste ; on les appelle aussi, par dérision, les brahmanes des