Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/106

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Cette voiture ainsi engagée formait une barricade mouvante qui barrait exactement la rue. Elle n’eût pas permis à Benedict de rétrograder, et eût empêché les gens de venir à son secours.

Vu sa charge énorme, la voiture marchait très lentement et n’avait pas encore dépassé la troisième ou quatrième maison de la rue.

Saunders rasait le mur du côté de Benedict, et son bras pendant le long de sa cuisse balottait ce masque auquel Noll avait fait des allusions anacréontiques en le supposant destiné au joli visage de Nancy.

Quant à Noll, qui avait des prétentions à être un homme du monde, prétentions que justifiaient à ses yeux une épingle en argent constellée de fausses turquoises et fichée dans un lambeau de satin noir, représentant la harpe de la verte Erin, et surtout une paire de gants d’une couleur indescriptible, qui avaient pu être blancs aux temps fabuleux, mais dont les doigts décousus laissaient passer des phalanges rougies et des ongles bleus, il se dandinait gracieusement en mâchant un bout de cigare éteint, et caressait l’os de sa jambe de héron du bout d’une petite baguette à battre les habits simulant une cravache.

Bob, fidèle à son caractère, épelait sur la devanture d’une caverne borgne l’emphatique et trompeuse nomenclature de vins de France et des liqueurs étrangères : cette littérature lui paraissait supérieure à toutes les poésies de la terre. Shakspeare et Milton n’étaient à ses yeux que de bien médiocres grimauds, à côté du peintre en lettres qui avait écrit cette triomphante liste, plus