Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/123

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devenu plus sombre : cependant il se remit vite et répondit avec calme :

— Quoique le métier que je fais ne soit pas des plus délicats, je n’ai pas l’habitude de trahir ceux qui ont mis leur confiance en moi, même pour de mauvaises besognes. D’ailleurs, je voudrais à prix d’or vous mettre en liberté que je ne le pourrais pas. La porte est fermée en dehors, et je suis aussi prisonnier que vous.

Un temps de silence mutuel suivit cette réponse.

Puis Saunders, dont les joues avaient repris leurs couleurs naturelles, alla ouvrir une armoire pratiquée dans le mur, et en tira un grand morceau de bœuf salé, un fragment de pain et une mesure de bière dans un pot d’étain ; il plaça le tout sur le coin de la table en face d’Arundell, et lui dit d’un air respectueusement jovial :

— Mylord, vous devez avoir déjeûné ce matin de bonne heure ; je ne pense pas que vous ayez fait de luncheon, et l’heure du dîner est passée depuis longtemps. Quelle que soit la contrariété que vous éprouviez, la nature ne perd pas ses droits, et, malgré l’affliction de votre cœur, votre estomac ne serait peut-être pas fâché d’avaler un morceau.

En dépit de son désespoir et de sa rage, Arundell, ou du moins la partie la moins notable de lui — la bête, comme disait de Maistre, — reconnut la justesse des raisonnements de Saunders. Il s’approcha des mets servis par Saunders, et se mit à manger d’un appétit désolé, mais vif.

— La chair n’est pas délicate, dit Saunders ; ce-