Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/105

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manger, c’est le but ; le reste n’est qu’un moyen : qu’on y arrive par la tragédie ou le drame, n’importe, mais la tragédie n’a plus cours. À cela, tu me diras qu’on peut être savetier ou marchand d’allumettes, que c’est plus honorable et plus sûr ; j’en conviens, mais enfin tout le monde ne peut pas l’être, et puis il faut un apprentissage : l’état d’auteur est le seul pour lequel il n’en faille pas, il suffit de ne guère savoir le français et très-peu l’orthographe. Voulez-vous faire un livre ? prenez plusieurs livres ; ceci diffère essentiellement de la Cuisinière bourgeoise, qui dit : Voulez-vous un civet ? prenez un lièvre. Vous détachez un feuillet ici, un feuillet là, vous faites une préface et une post-face, vous prenez un pseudonyme, vous dites que vous êtes mort de consomption ou que vous vous êtes lavé la cervelle avec du plomb, vous servez chaud, et vous escamotez le plus joli petit succès qu’il soit possible de voir. Une chose qu’il faut soigner, ce sont les épigraphes. Vous en mettez en anglais, en allemand, en espagnol, en arabe ; si vous pouvez vous en procurer une en chinois, cela fera un effet merveilleux, et, sans être Panurge, vous vous trouverez insensiblement possesseur d’une mignonne réputation d’érudit et de polyglotte, qu’il ne tiendra qu’à vous d’exploiter. Tout cela te surprend, et tu ouvres des yeux comme des portes cochères. Débonnaire et naïf comme tu l’es, tu croyais bourgeoisement qu’il ne s’agissait que de faire son œuvre avec conscience ; tu n’as pas oublié le « nonum prematur