Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/139

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Rodolphe dessinait, Albert découpait les morceaux en papier, afin de les faire mieux comprendre au tailleur.

Quand tous les morceaux furent rassemblés, Albert, saisi d’un enthousiasme subit, s’écria, en frappant sur la table :

— Que je rencontre mon plus fier créancier dans un cul-de-sac, dans une impasse, comme dit M. Arouet de Voltaire, gentilhomme du roi, si ce n’est pas là le gilet le plus monumental qui soit sorti d’une cervelle d’homme ! Et dire que la société est en dégénérescence ! Calomnie atroce ! on ne s’est jamais mieux habillé.

— Et si l’on supprimait le collet et qu’on le remplaçât par un hausse-col, de même étoffe, bouclé par derrière, cela n’aurait-il pas le galbe le plus caractéristique, une tournure de cuirasse et de corselet tout à fait ravissante ? ajouta Rodolphe, laissant tomber ses syllabes une à une, comme des pièces d’or, et avec un air fortement convaincu de la supériorité de ce qu’il disait.

— Ce serait, à coup sûr, quelque chose de furieusement agréable, fit Albert, en quittant le ton dithyrambique pour le jargon précieux. Mais voici qu’il se fait tard : adiusias. Je m’en vais chez le tailleur, et de là chez ta passion ; tu auras probablement ta lettre d’invitation avant qu’il soit après-demain.

Cela dit, il pirouetta sur ses talons, et descendit l’escalier en chantonnant entre sa royale et ses moustaches un vieux air allemand de Sébastien Bach.