Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/207

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rodolphe. — Écoute, et tâche d’être sérieux, si tu peux, au moins une fois dans ta vie.

albert. — Je le serai cette fois, et une autre avec ; seulement, ce sera quand je mourrai ou que je serai marié.

rodolphe. — Je voulais me donner une tournure artiste, je voulais mêler un peu de poésie à ma prose, et je croyais qu’il n’y avait rien de meilleur pour cela qu’une belle et bonne passion bien conditionnée. Je me suis épris de madame de M***, sur la foi de sa peau brune et de ses yeux italiens ; je ne pensais pas qu’avec des symptômes si évidents de fougue et de passion, l’on pût être aussi froide qu’une Flamande couleur de fromage, les cheveux roux et les prunelles bleues larges comme des molettes d’éperon ; je m’attendais aux élans les plus forcenés, aux explosions les plus volcaniques, à des allures de lionne ou de tigresse. Mon Dieu ! la femme à l’œil noir, aux narines roses et ouvertes, malgré son teint olivâtre et vivace, sa lèvre humide et lascive, a été douce comme un des moutons de madame Deshoulières, et tout s’est passé le plus tranquillement du monde : pas une larme, pas un soupir ; un air calme et enjoué à vous faire sauter au plafond. Je pensais qu’elle me pourrait fournir au moins vingt à trente sujets d’élégies ; à grand’peine, en m’aidant de réminiscences de Pétrarque, ai-je pu en faire cinq ou six sonnets, qui, j’espère, me serviront pour une autre fois ; car elle comprend autant la poésie que je comprends le grec, et je regarde les vers que je