Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/44

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et de la plus belle nuance, elle a les yeux grands et doux, un front uni, un nez droit, sa bouche est irréprochable, ses dents sont blanches comme de la porcelaine. Mais je me suis surpris vingt fois à la souhaiter moins parfaite ou autrement, j’aurais voulu un signe, un point noir sur cette peau si claire et si fraîche, un méplat plus capricieux dans ces lignes calmes et correctes ; j’aurais voulu pouvoir allumer une paillette dans cet œil d’antilope, retrousser les coins de cette bouche antique, faire palpiter et vivre un peu ces longs cheveux si bien nattés et si bien peignés. C’était peine perdue ; autant aurait valu pour moi serrer dans mes bras une des statues des Tuileries, ou tâcher d’animer un mannequin.

Ce n’est pas qu’elle ne m’aime pas, il y aurait de l’espoir ; elle m’aime autant qu’elle peut aimer quelqu’un ou quelque chose. Je lui serais infidèle ou je mourrais, je suis sûr que cela lui ferait de la peine et qu’elle pleurerait ; mais c’est tout, elle ne ferait pas une démarche pour me ramener, elle ne s’arracherait pas un seul de ses cheveux : c’est un caractère froid, un tempérament lymphatique qui ne s’émeut de rien, qui ne prend plaisir à rien, qui se laisse aller à vivre, mais qui ne vit pas par lui-même, quelque chose de morne et d’indolent qui est beau et se fait aimer, mais ne peut prendre sur soi de montrer de l’amour ; une syrêne glaciale, plus à craindre que la plus chaude courtisane, car avec elle on n’est jamais satisfait :