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Page:Gay - La Duchesse de Chateauroux - Drame.pdf/18

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D’AGÉNOIS. Elle ! s’abaisser jusqu’au rang de maîtresse !

RICHELIEU. Tais-toi donc ! si l’on pouvait t’entendre !

D’AGÉNOIS. Eh ! que m’importe la colère de celui qui la déshonore ? Quel malheur peut m’atteindre après le coup qu’il me porte aujourd’hui ? Non, je n’ai plus rien à craindre, et j’aurai du moins la joie de leur montrer l’excès de mon mépris.

RICHELIEU. Diantre ! ne va pas nous jouer un pareil tour ! Y penses-tu ? Risquer ton état, ton existence peut-être et le crédit de toute ta famille, parce qu’une femme s’avise de te préférer un roi ! Va, crois-moi, le mieux est de prendre cet événement en homme d’esprit.

D’AGÉNOIS. Toute autre pouvait succomber, mais elle !… elle, dont la fierté égalait la vertu, elle que j’ai vue si honteuse du triomphe de ses sœurs.

RICHELIEU. Ah ! ne va pas les confondre ! ses sœurs n’étaient que les complices des faiblesses du roi : madame de Châteauroux est le génie qui le guide à la gloire, qui lui inspire les grandes actions dignes d’un roi. Il est impossible de ne pas lui pardonner en pensant à ce que la France lui devra, et à ce que nous pouvons tous lui devoir, car il faut lui rendre justice : dans sa faveur, elle n’oublie pas ses amis.

D’AGÉNOIS. Mettre à profit ce crédit infâme, lui pardonner… jamais ! Non, je ne serai pas témoin de sa honteuse puissance, je quitterai la France pour toujours afin de ne plus entendre prononcer ce nom que je hais… ce nom, le prix du déshonneur.

RICHELIEU. Quelle folie ! donner ta démission ? quitter l’armée quand on se bat ? c’est impossible, cet honneur dont tu parles ne le permet pas.

D’AGÉNOIS. Ô ciel ! que faire ?

RICHELIEU. Se battre pour le roi.

D’AGÉNOIS, avec rage. Quand je voudrais pouvoir le frapper de ma main !

RICHELIEU. Allons, point de ces idées-là, elles ne sont bonnes qu’à mener à la Bastille, et je te réponds qu’on s’y ennuie furieusement. J’en sais quelque chose.

D’AGÉNOIS. Eh bien, si la vérité si l’honneur n’ont plus d’asile en ce pays, laissez-moi le fuir.

RICHELIEU. Eh ! penses-tu trouver plus d’honneur, de vérité, de constance ailleurs ? Pauvre insensé ! Va, partout où il a y un roi et de jolies femmes, on est exposé au malheur qui t’accable.

D’AGÉNOIS. Si je restais… ce ne serait que pour me venger… oui… je ne pourrais la revoir et contenir ma rage.

RICHELIEU. Te venger ! et de quel droit ? T’avait-elle rien promis ?

D’AGÉNOIS. Non, mais je l’adorais, mais elle était le rêve de ma vie ; sa gloire était la mienne ; son honneur, le mien ; en le sacrifiant, elle m’a tué ; je ne puis la revoir, sans l’accabler de reproches, sans la maudire…

RICHELIEU. Calme-toi… la voici.





Scène III.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

très-parée en habit de cour ; LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, LE DUC DE RICHELIEU, LE DUC D’AGÉNOIS.

PLUSIEURS PAGES DU ROI.


LA DUCHESSE, à un Page. Faites savoir au roi mon arrivée.

Les Pages se retirent.

RICHELIEU, bas, à d’Agénois. Par grâce, point d’éclat.

D’AGÉNOIS, très-ému. Rassurez-vous ; sa voix seule abat mon courage.

LA DUCHESSE, à Richelieu, sans voir d’Agénois. Ah ! c’est vous, mon cher oncle ! je suis ravie de vous trouver ici.

Mme DE LAURAGUAIS, au Duc. Vous allez nous conter tout ce qui s’est passé à l’armée.

LA DUCHESSE. Le roi s’est couvert de gloire, dit-on, il est l’idole de ses soldats… Ah ! j’étais bien sûre que lorsqu’ils le connaîtraient, lorsqu’ils le verraient si brave, si bon, ils ne pourraient s’empêcher de l’adorer.

RICHELIEU. Et de bénir le bon génie qui l’a déterminé à les commander, n’est-ce pas ? mais je ne puis vous parler que de la prise de Courtray, de Menin ; ce sont déjà de vieux succès ; et mon neveu vient à l’instant même nous en apprendre de nouveaux.

LA DUCHESSE, troublée. Le duc d’Agénois est ici ?

D’AGÉNOIS Oui, madame… la duchesse.

LA DUCHESSE, regardant le bras du duc d’Agénois. Que vois-je ! vous êtes blessé ?

D’AGÉNOIS. Ah ! cette blessure-là ne mérite pas votre intérêt, madame.

Mme DE LAURAGUAIS, bas, à Richelieu. Pauvre jeune homme ! il me fait peine !

LA DUCHESSE. C’est m’offenser, monsieur le duc, que de me croire indifférente à ce qui vous touche ; jamais je n’ai eu un plus vif désir de vous prouver ma constante amitié.

D’AGÉNOIS, avec amertume. Je vous rends grâce, madame ; il fut un temps où je pouvais tout accepter de cette honorable amitié, mais aujourd’hui…

RICHELIEU, vivement. Aujourd’hui que le maréchal de Noailles l’a pris sous sa protection, il ne veut pas abuser de la vôtre, c’est tout simple.