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Page:Gay - La Duchesse de Chateauroux - Drame.pdf/6

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intérêts de votre maîtresse ; je vais prouver que vos avertissements, loin de la sauver, peuvent la perdre. Mais quelqu’un vient de ce côté. Il ne faut pas qu’on nous entende.

Mlle HÉBERT. Si vous alliez être reconnu, que penserait-on, mon Dieu !

LEBEL. Soyez sans crainte. Reconduisez-moi jusqu’à la petite porte du parc, je vous dirai tout. (À part.) Pour qu’elle ne dise rien.

Mlle HÉBERT, regarde le fond du théâtre. C’est madame. Elle a sans doute des ordres à me donner ; il faut que je lui remette ce livre.

LEBEL, s’emparant du livre, glisse un billet et le pose sur la table. Vous ne pouvez lui parler, elle est avec le duc de Richelieu ; suivez-moi ou je reste.

Mlle HÉBERT. Juste ciel ! si l’on vous voyait ! sauvez-vous.

LEBEL, la prenant par le bras. Eh bien ! venez avec moi.

Il l’entraîne.





Scène IV.


LA MARQUISE, LE DUC DE RICHELIEU.


LE DUC. Je l’avais bien prédit que votre fuite de Versailles amènerait quelque folie de sa part.

LA MARQUISE. J’étais souffrante, on m’ordonne l’air de la campagne, je viens ici avec ma sœur, et l’on appelle cela une fuite, un parti extrême…

LE DUC. Et l’on a raison, car sans l’amour qui domine le roi, en dépit de vous et de lui-même, vous n’auriez jamais pensé à quitter la reine, convenez-en.

LA MARQUISE Il est certain que depuis l’instant où il vous a plu d’imaginer cet amour, je n’ai pas eu un moment de repos. Vos plaisanteries, les sentences voilées du comte de Noailles, les prévenances choquantes de madame de Tencin, les suppositions, les sourires malins de tous les gens de la cour, m’ont rendu le séjour de Versailles odieux.

LE DUC. Je le conçois ; mais le roi devait trouver votre absence encore plus insupportable.

LA MARQUISE. Comment le supposer ?

LE DUC. Ah ! vous n’en douteriez pas, vraiment, si vous aviez vu l’état où l’a mis la nouvelle de votre départ et celle de votre prochain mariage avec mon neveu.

LA MARQUISE. Pourquoi l’avoir instruit de ce mariage ? il n’est pas… certain.

LE DUC. Parce que vous m’aviez autorisé à répondre au duc d’Agénois, de manière à lui en donner l’espérance, et que ce titre d’oncle que vous m’accordez depuis un an, à mon grand regret, a excité la curiosité du roi, qu’il m’a pressé de questions à ce sujet, et qu’il fallait bien lui dire la vérité.

LA MARQUISE. La vérité !… la vérité, c’est que je ne suis pas décidée à me remarier.

LE DUC. Eh bien ! dites-le donc, que nous sachions à quoi nous en tenir. Vraiment vous mettez toute la cour dans une anxiété…

LA MARQUISE. Et qu’importe à la cour mon mariage avec M. d’Agénois !

LE DUC. Il est certain que le bonheur ou le désespoir de mon neveu est fort indifférent à tous nos courtisans ; mais il n’en est pas de même de la bonne ou mauvaise humeur du roi, et comme elle dépend de vous…

LA MARQUISE. Si je pouvais le croire, je fuirais au bout du monde.

LE DUC. Pour faire courir après vous. Ah ! le moyen n’est pas mauvais.

LA MARQUISE. Vous savez mieux que personne, monsieur le duc, que ces sortes de ruses, cette coquetterie vulgaire ne sont pas dans mon caractère.

LE DUC. Qui peut savoir ce que l’amour d’un roi doit produire !

LA MARQUISE. L’amour d’un roi !… Ah ! rappelez-vous le sort de madame de Vintimille, de ma pauvre sœur. L’amour d’un roi, monsieur le duc, c’est le déshonneur, c’est la mort.

LE DUC. Et cette mort vous effraye ?

LA MARQUISE. Bien moins qu’une vie déshonorée.

LE DUC. Ah ! tout n’est pas honte dans le bonheur d’être aimée de celui qui peut le bien, dans la faculté de diriger sa puissance, dans l’honneur de le rendre à la gloire.

LA MARQUISE. Beau rêve, impossible à réaliser.

LE DUC. Essayez. Tout vous seconde, votre beauté, votre esprit, votre vertu même ; tout vous assure un triomphe complet.

LA MARQUISE. Flatterie inutile, vous dis-je. Habitué à vous amuser de la vanité des femmes, vous voulez tenter la mienne. Mais je vous l’affirme dans toute la sincérité de mon âme, je préfère l’existence la plus misérable à celle que vous me faites entrevoir.

LE DUC. Pourtant vous êtes un peu ambitieuse, convenez-en.

LA MARQUISE. C’est parce que je suis ambitieuse que je n’aime point à descendre ; mais, par grâce, ne parlez plus de cela ou je me brouille avec vous.

LE DUC. Des menaces !… je ne vous croyais pas si malade.

LA MARQUISE, à part. Quel supplice ! (Haut.) Vous que je croyais mon ami, me tourmenter ainsi !