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Page:Gay - La Duchesse de Chateauroux - Drame.pdf/7

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LE DUC. Sans doute, je suis votre ami ; mais puisque vous me réduisez à ce triste emploi, il faut le remplir et vous parler franchement. Le roi vous adore, c’est la première fois qu’il aime sérieusement une femme digne de son amour, une femme supérieure qui peut ranimer dans son âme engourdie les nobles sentiments, l’amour du travail, de la gloire ; cette femme peut le rendre l’idole des Français, le plus grand roi du monde…

LA MARQUISE, l’interrompant. Moi le rendre à la gloire !… Ah ! ne parlez pas ainsi, n’étalez pas à mes yeux ce prestige enchanteur, la plus dangereuse de toutes les séductions. Non, dites-moi que son caractère faible, indolent, sa soumission aux volontés du cardinal Fleury, ne lui permettent pas de reconquérir le pouvoir. Dites-moi que son caractère léger, tout aux plaisirs faciles, ne peut plus comprendre ni l’amour vrai ni la gloire. C’est bien assez vraiment d’avoir à résister au bonheur de lui plaire.

LE DUC. À quoi bon vous dire tout cela ? Vous ne me croiriez pas mieux que vous. D’ailleurs, vous n’avez plus à hésiter, puisque vous l’aimez.

LA MARQUISE. Qui vous l’a dit ?

LE DUC. Votre empressement à le fuir, à quitter ce château quand vous apprenez que le roi va y venir. N’est-ce pas un aveu ? n’est-ce pas dire à tout le monde : Je ne saurais le voir et résister à son amour ?

LA MARQUISE. Si c’est ainsi je resterai, mais je ne retournerai plus à Versailles, et je passerai l’hiver ici.

LE DUC. Y pensez-vous ? grand Dieu ! si vous passiez l’hiver ici, le roi viendrait s’établir à Vincennes, et que dirait la reine… cela serait un beau scandale, vraiment… sans compter que le château est tout délabré, que nos logements y sont affreux.

LA MARQUISE. Vous pensez que le roi, bravant toute retenue, viendrait…

LE DUC. J’en suis certain, vous dis-je. Avec vos scrupules, votre résistance à ses vœux, vous lui faites perdre la raison ; un roi n’est pas accoutumé à ces manières-là.

LA MARQUISE. Que faire ?… de qui prendre conseil ?

LE DUC. De votre cœur. Aussi bien, c’est toujours lui qui vous mènera.

LA MARQUISE, à part. Oui, ce mariage peut seul me mettre à l’abri… (Haut.) Quand le duc d’Agénois revient-il de l’armée ?…

LE DUC. Dès qu’il aura obtenu le congé qu’il demande.

LA MARQUISE. Eh bien ! il faut solliciter vous-même ce congé et l’obtenir sur-le-champ du ministre.

LE DUC. Savez-vous bien ce que vous me demandez là.

LA MARQUISE. Il me faut un protecteur, un guide, un refuge contre tous les dangers qui me menacent. L’attachement constant du duc d’Agénois m’offre tout ce qui peut satisfaire l’ambition, le cœur d’une honnête femme. Je dois m’y consacrer. Écrivez-lui, mon cher oncle, que je suis décidée, qu’il hâte son retour, et que de lui seul désormais va dépendre le bonheur de ma vie.

LE DUC. Soit, j’écrirai tout ce qu’il vous plaira, je braverai pour vous la colère du roi.

LA MARQUISE. Rassurez-vous ; il saura que moi seule j’ai réclamé cette preuve de votre dévouement.

LE DUC. C’est vous qui le lui direz ?

LA MARQUISE. Je m’y engage sur l’honneur.

LE DUC, souriant. Eh bien ! je suis tranquille. (À part.) Ma lettre ne partira pas. (On entend une fanfare.) Les chasseurs approchent. Je vole au-devant du roi.

LA MARQUISE. Ô mon Dieu ! viendrait-il déjà ?

LE DUC. Non, pas encore ; mais il porte la chasse de ce côté, pour avoir l’occasion d’entrer ici comme par hasard à la tombée du jour. Ce sont, dit-il, les belles serres de Duverney qu’il veut voir, et ces aloès en fleurs qui font mourir de jalousie les jardiniers de Versailles. Vous voyez bien qu’il n’est pas question de vous dans tout cela ; ainsi, croyez-moi, faites comme si vous ne saviez rien de cette visite.

LA MARQUISE. Vous avez raison ; je viens chaque jour à cette heure lire sous ce treillage ; je veux que madame de Mirepoix m’y trouve comme à l’ordinaire.

LE DUC, avec ironie. C’est cela, que personne ne se doute de ce qui amène ici le roi, ni du trouble que peut vous causer cette visite. Ah ! vraiment, rien n’est si facile.

LA MARQUISE. Vous riez ; mais je vous prouverai que ma résolution est sérieuse. Écrivez demain à votre neveu, et n’oubliez pas mon engagement avec lui.

LE DUC, lui baisant la main en souriant. Ni vous non plus.

Il sort.





Scène V.


LA MARQUISE, seule. Oui, ce mariage peut seul me protéger contre mes ennemis… hélas ! contre moi-même. (Elle prend le livre qui est sur la table ; le billet qui s’y trouve tombe à terre). Que vois-je ! un billet ? (Elle le ramasse.)