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une décision subite, s’élance résolument au milieu de la chaussée rocailleuse.

Il force les soldats à faire halte.

Enlevant son vieux chapeau déchiqueté, il dit à l’officier à la chevelure blanche et à la haute taille :

— Monsieur le comte, pardonnez à mon audace ; j’ai une faveur à vous demander.

Il s’était fait un attroupement silencieux. Les gens, le cou tendu en avant, attendaient avec impatience, ce qui allait se dérouler.

À la vue de ce beau et fier jeune homme, à l’accoutrement hétérogène, le comte d’Yville tressaillit. Son cœur battit à lui rompre la poitrine. Les paupières humides, il reporta son âme et sa pensée à vingt ans en arrière, à cette époque où, au sein du bonheur parfait, on lui avait pris son cher enfant. Il se dit que son Gaston aurait à peu près cet âge, qu’il serait bien fait comme cet étrange aventurier.

Le comte ne répondait pas regardant toujours cet inconnu tête découverte devant lui.

Et les spectateurs de cette scène extraordinaire trouvaient entre ces deux hommes une ressemblance étonnante, à cette exception que chez l’un, les ans et les chagrins, surtout, avaient changé l’ébène des cheveux en une couronne d’argent, tandis que chez l’autre, il y avait toute l’espérance, la force et l’épanouissement de la jeunesse.

Le comte d’Yville se sentit donc porté spontanément vers ce jeune homme.

Pour couper court à l’émotion qui le gagnait, et pour ne pas se donner en spectacle à la foule, tout sympathiquement curieuse qu’elle fût, il dit avec une bonté et une sollicitude ouvertes :

— Que puis-je pour vous, mon ami ?

— Quel que soit le but de votre expédition, répondit le jeune homme, laissez-moi vous accompagner. Je suis seul au monde, et ne fais que d’arriver en ce pays. Je veux servir la France en ce pays. Mon bras est solide, mon épée bien trempée. La peur je ne la connais pas. Au nom du Christ et de la France, acceptez-moi dans vos rangs.

Ces viriles paroles plurent au comte d’Yville, qui demanda, après un silence :

— Votre nom ?

— Giovanni.

— Votre famille ?

Pour la deuxième fois depuis son arrivée dans la colonie Giovanni avait à répondre à cette demande qui lui faisait monter au front le rouge de la honte.

— Hélas ! dit-il, en baissant la tête, je l’ignore.

Le comte se taisait. Mais il fouillait dans les yeux de cet aventurier, comme s’il eût tenté d’y découvrir quelque image du passé.

Alors, un des soldats de la troupe, se méprenant sur la cause du silence de son chef, crut que le comte d’Yville hésitait à acquiescer à la prière de Giovanni.

Il fit observer timidement :

— Permettez-moi, mon commandant, c’est ce gentilhomme qui, il y a deux mois, a sauvé la vie à Mademoiselle de Castelnay.

Un frisson d’enthousiasme parcourut et les soldats et la foule. La grande voix populaire se fit entendre pressante, impérative.

— Acceptez-le ! acceptez-le ! clama-t-elle.

Le comte d’Yville, levant la main, imposa silence.

— Monsieur, dit-il à Giovanni, tout me parle en votre faveur. Mon cœur m’assure que votre présence parmi nous sera un talisman de bonheur dans notre voyage. Entrez dans nos rangs. Laissez-moi voir votre épée ?

— Soyez sans crainte, observa Giovanni en montrant son arme au comte d’Yville. Le fer de cette lame est solide. Conduit par vous, je saurai bien lui faire accomplir vaillamment son devoir.

Le comte, après avoir examiné l’arme avec soin, la rendit, avec un sourire de satisfaction, au nouveau soldat de la Nouvelle-France.

— Vous avez raison, observa-t-il, j’ai foi en ce bijou-là.

Maintenant, commanda-t-il, en avant ! mes amis, pour Dieu et pour la France !

Les soldats obscurs d’aujourd’hui, mais les héros de demain, se remirent en marche allègrement, accompagnés des bravos de la foule électrisée et des cris cent fois répé-