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tés de « Vive la Nouvelle-France ! » « Vive le comte d’Yville ! »


X

FILLE DE PREUX

Nous avons vu de quel acier était trempé le caractère de Johanne de Castelnay. Avec une femme de cette nature, on peut s’attendre à tout : les plus grandes folies comme les plus incroyables héroïcités lui sont communes.

Ce sont de ces êtres que Dieu n’a créés femmes, on croirait, que pour faire rougir certains hommes de leur faiblesse et de leur pusillanimité.

Quand, une fois, un désir a frappé à la porte de leur cœur, ils ouvrent toute grande la porte de ce cœur pour l’y laisser entrer en conquérant.

Le désir est-il noble, tant mieux ; est-il mauvais, tant pis ?

Rien ne les arrêtera, désormais, dans leur course à la victoire ou à la mort. Ils renverseront tout sur leur passage. Les obstacles, insurmontables pour tant d’autres, disparaîtront sous la poussée de leur volonté, comme des châteaux de cartes édifiés par des mains d’enfants et renversés par un souffle.

Et s’ils succombent dans ce duel aveugle avec le destin, du moins tomberont-ils pleins d’ivresse et de gloire, pour avoir lutté avec une âme virile.

Giovanni disparu, Johanne fut anéantie sous le coup de son désespoir et de sa douleur. Quand elle se fut remise de son évanouissement, elle n’eut pas la force de se lever, mais resta assise sur ses talons, la tête penchée sur sa poitrine, qui se soulevait en mouvements rapides, et les mains jointes sur ses genoux, tandis que des larmes abondantes coulaient le long de ses joues pâles.

C’en était fait de sa vie. En partant, son bien-aimé avait emporté son âme qu’elle lui avait donnée tout entière.

Johanne aimait, non pas avec la tiédeur et la fadeur des convenances sociales et des conventions mondaines, non pas dans le but de se créer un avenir fait d’aise et de confort, mais avec toute la passion aveugle que l’on trouve dans le cœur d’une femme qui fait de la fin suprême de son existence l’acquisition d’un amour resplendissant comme la comète qui, en passant dans un ciel d’étoiles, les éteint de son éblouissement.

Oh ! qu’elle se maudissait d’aimer un homme qui n’avait eu que du mépris pour son amour, cet amour pour lequel tant de galants eussent été heureux de croiser le fer à Québec.

Et cependant, elle l’aimait d’autant plus qu’il la faisait plus souffrir, qu’il lui infligeait inconsciemment des meurtrissures morales.

Un bruit de pas, soudain, s’est arrêté devant la porte. Le lourd marteau, une tête de lion qui retient entre ses dents un anneau de fer forgé, retentit deux fois.

Johanne se sauve précipitamment dans sa chambre.

Quelques minutes plus tard, dans l’entre-bâillement de la porte, retenant son souffle, elle entend la voix familière du capitaine Adolphe Lafond, l’un des amis de son père.

— Eh bien, dit-il, mon cher de Castelnay, si mes yeux ni mes oreilles ne me trompent, ta maison se vide comme par enchantement.

Johanne tressaillit. Elle s’avance sur la pointe du pied jusqu’à l’escalier, et là, le cou tendu, elle surprend le dialogue suivant :

— Que veux-tu dire ?

— Ce matin, c’est ta fille adoptive que j’ai vue filer dans la direction de Sillery, et il y a une heure à peine c’était le tour de ce bel inconnu, le sauveur de mademoiselle Johanne et ton hôte depuis deux mois.

— Comment ! ce jeune homme n’est plus à Québec ?

— Ignores-tu donc ce qui se passe dans ta maison. Je t’assure, pour l’avoir vu de mes yeux vu, ce qui s’appelle vu, qu’il est parti depuis une heure, avec la petite troupe du comte d’Yville.

— Parti !…

Un cri étouffé de douleur répondit à cette exclamation.

— Oui, comme il tenait vivement à rejoindre Oroboa, l’Algonquine, je lui ai conseillé d’attendre quelques instants, en expliquant que le comte d’Yville allait porter à Trois-Rivières un message de Son Excellence le gouverneur, et qu’il pour-