Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/48

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rait peut-être obtenir de faire partie de cette expédition.

Ce jeune homme, pour qui je me sentais beaucoup de sympathie, a semblé des plus heureux de cette coïncidence. À peine le comte eut-il paru, que ton ami s’est élancé au-devant de lui, en le suppliant de le laisser prendre part à cette expédition.

Tout d’abord, le comte d’Yville n’a pas paru fort empressé de se rendre à cette prière. Puis, après avoir posé quelques questions, et longuement contemplé ce jeune homme aux traits si fiers et si nobles, il a cédé. À l’heure présente, nos vaillants soldats doivent être à Sillery.

Que penses-tu de la manière d’agir de cet inconnu ?

Le baron de Castelnay passa son bras sous celui du capitaine Lafond.

— Mon cher, dit-il, tu m’as tellement intéressé que je ne t’ai pas encore offert un siège. Passons dans la salle à manger, nous continuerons à parler de cette affaire en humant le bon vin que je viens de recevoir de France par le navire que tu vois là-bas, encore à l’ancre.

— Une chose seule surpasse l’excellence de ton vin : ton amabilité. Nous disions donc que…

Les voix allèrent en s’affaiblissant, et il ne parvint plus aux oreilles de Johanne atterrée que des monosyllabes confus et hachés.

La jeune fille rentra dans sa chambre dont elle ferma la porte avec colère.

Sa décision était prise.

Coûte que coûte, elle reverrait Giovanni.

Elle préviendrait sa rencontre avec l’Algonquine.

Mais comment ?

Pourrait-elle seule quitter cette maison pour s’élancer à la poursuite de l’un ou de l’autre, à travers un pays qu’elle ne connaissait pas, exposée, à tout moment, à tomber dans une embuscade, avec l’affreuse perspective des tourments les plus raffinés à subir.

Et cependant, elle devait partir ou rester, il n’y avait pas de milieu.

Elle partirait.

Son père ?…

Il deviendrait fou de chagrin…

Voilà quel était le plus terrible obstacle.

Les dangers qu’elle s’attendait à rencontrer sur sa route, elle n’y songeait pas.

Mais il y avait son père, son pauvre père, que les malheurs avaient déjà trop éprouvé.

Que faire ? mon Dieu ! que faire ?…

Et reportant sa pensée vers Giovanni :

— Je l’aime trop !… je l’aime trop !… Le sort en est jeté !…

Puis, comme voulant imposer silence aux reproches de sa conscience, elle ajouta tout haut :

— Parce que je pars, cela veut-il donc dire que je ne reviendrai pas ?

Néanmoins, un pressentiment aux lugubres ailes noires passa fantastique devant ses yeux que la douleur paraissait avoir faits plus beaux.

Allons ! il faut en finir, dit-elle, avec une rageuse impatience, en passant la main sur son front pour en chasser les sombres pensées qui l’assaillaient.

Elle s’assoit à son secrétaire, et s’emparant fébrilement d’une plume d’oie elle écrit sans s’arrêter :

Père adoré,

Je pars et ne sais quand je reviendrai. Peut-être sera-ce demain ; peut-être… plus tard. Pardonnez-moi. Je vous aime.

Votre fille à la vie et à la mort.

JOHANNE.

Elle assèche l’encre avec du sable et cachette la lettre qu’elle place à un endroit bien en vue sur le secrétaire.

— Maintenant, dit-elle, en se levant, à l’œuvre ! Je n’ai pas une minute à perdre : chaque seconde peut peser toute une éternité dans la balance de mon bonheur.

Jamais, elle ne pourrait rejoindre à pied Giovanni ; mais à l’écurie, il y avait la monture de son père, la vaillante bête qui dévorait l’espace. Elle connaissait parfaitement ce coursier, pour l’avoir monté plusieurs fois elle-même. Mais comment gagner la campagne dans ce costume de femme ? On la remarquerait, on l’arrêterait. Et puis, savait-elle quelles aventures elle allait courir ?