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Et mes tristes nuits s’écoulaient doucement à l’aide de ces rêveries insensées.

Souvent aussi j’évoquais mon cher idéal : fantôme bien-aimé, protecteur de toutes les âmes honnêtes, rêve orgueilleux, choix parfait qui préserve des choix vulgaires, amour jaloux qui rend quelquefois impossible tout autre amour !… Ô mon bel idéal ! il me faut donc te dire adieu ! Maintenant, je n’ose plus t’évoquer. Enfantillage impardonnable ; le souvenir de cet idéal me trouble comme un remords ; il me rend injuste pour de nobles et généreuses qualités que je devrais apprécier plus dignement. Ne vous moquez pas de moi, Valentine ; mais, je l’avoue, c’est là ce qui fait mon malheur ; c’est que… vous allez dire que je suis folle, c’est que celui que j’aime… ne ressemble pas du tout à mon idéal, et cela me gêne pour l’aimer. Je ne saurais me faire illusion ; le contraste est frappant ; jugez-en par vous-même. Je vais tâcher de plaisanter pour que vous ne vous fâchiez pas trop contre moi. Tout le secret de mes chagrins est dans la différence de ces deux portraits ; riez-en donc à votre aise :

Celui que j’aime a de jolis yeux bleus pleins de finesse et d’esprit ; — mon idéal a de beaux yeux noirs pleins de tristesse et de feu, non pas de ces grands yeux de troubadour qui ont des paupières trop longues et qui chantent au lieu de parler ; non, mon idéal n’a pas un regard de roman langoureux et d’une tendresse timide ; c’est un regard puissant, fier et profond, un regard de penseur qui, par hasard, brûle d’amour, un regard de héros désarmé ou d’homme de génie dompté par la passion.

Celui que j’aime a une taille haute et svelte ; — mon idéal n’est pas petit, mais il ne pourrait pas être grenadier… Allons ! j’arrive à plaisanter assez facilement, je me moque de moi presque aussi bien que vous.

Celui que j’aime est d’une franchise admirable. — Mon