Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/239

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meurent comme ils ont vécu, sans luttes ni déchirements ; c’est une passion énergique et profonde, qui sera funeste au besoin. Qu’un prince, à la veille d’épouser une jeune et belle héritière, voie sa fiancée s’envoler avec ses millions, il semble d’abord qu’il y ait lieu de sourire ; mais quand on a vu de près le comique héros de cette plaisante aventure, le rôle change d’aspect : le sourire pâlit et s’efface, le trait railleur tombe et s’émousse, le plaisant fait place au terrible, et la folle équipée de la belle fugitive prend les proportions formidables d’un drame rempli d’épouvante. M. de Monbert n’est pas ce que l’on pense communément, ce que moi-même je pensais avant de l’avoir retrouvé après dix ans de séparation. Son sang s’est embrasé au soleil des zones torrides ; il a gardé quelque chose des mœurs et des passions violentes des peuplades lointaines qu’il a visitées ; il cache tout cela sous un vernis de grâce et d’élégance ; affable et prêt à tout, on ne soupçonnerait guère, à le voir, ce qui bouillonne et s’agite en son sein ; il est pareil à ces puits de l’Inde dont il me parlait ce matin : ce n’est à l’entour que fleurs et feuillage ; descendez au fond, vous en sortez pâle et glacé d’effroi. Madame, je vous le dis, cet homme souffre tout ce qu’il est possible de souffrir ici-bas. Je vis avec son désespoir, j’en puis parler : il me fait peur. Ce ne sont pas seulement l’amour et l’orgueil qui saignent en lui. Il se reconnaît des torts apparents vis-à-vis de mademoiselle de Châteaudun ; il demande à se justifier ; il est exaspéré par le sentiment de son innocence méconnue. Qu’on le condamne, mais du moins qu’on le juge. Je l’ai vu se tordre les bras ; je l’ai entendu s’exhaler en rugissements de douleur et de rage. Calme, il est plus effrayant encore ; ses silences sont pleins de tempêtes. Hier, en rentrant, découragé, après tout un jour de vaines recherches, il m’a pris une main qu’il a portée brusquement à ses yeux. — « Tenez, m’a-t-il dit, je n’ai jamais pleuré… » Et j’ai senti ma main humide. Si vous aimez