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inspirer à toute femme d’une âme délicate et d’une imagination romanesque.

Je vous l’avoue franchement, si j’avais été mariée, si je n’avais été libre de mes actions, j’aurais cru que j’aimais Edgard. J’aurais pris pour une passion odieuse et coupable le trouble plein d’effroi, le malaise insupportable que me causait son amour. Mais ma raison vigilante, ma bonne foi implacable veillaient sur mon cœur ; elles m’avaient dit : Fuis Roger ; elles me disaient : Redoute Edgard… Si j’avais épousé Roger, malheur à moi ! Cet amour de convenance, laissant mon cœur à tous ses rêves, aurait fait le tourment de toute ma vie. Mais si, plus folle encore, j’avais épousé Edgard, malheur, malheur à moi ! parce qu’on ne sacrifie pas impunément à un amour incomplet toutes ses croyances, toutes ses habitudes, toutes ses manies même, tous ses préjugés d’éducation.

Ce qui m’a éclairée très-vite sur la fausseté de cet amour, c’est la liberté de ma position. Pourquoi, étant libre, avais-je peur d’un amour qui pouvait être légitime ? Étrange mystère ! Merveilleux instinct ! Près de Roger, je me suis dit avec tristesse : Je l’aime, mais ce n’est pas de l’amour… Près d’Edgard, un jour, je me suis dit avec effroi : C’est de l’amour. Mais je ne l’aime pas. Et puis, quand Raymond m’est apparu, mon cœur, ma raison, ma bonne foi, dès le premier regard, l’ont reconnu, et, sans hésitation, sans arrière-pensée, sans prudence même, je me suis écriée : C’est lui… je l’aime, et c’est bien là de l’amour, — l’amour idéal, harmonie des idées et sympathie des cœurs.

Ah ! cela me fait du bien d’être un peu pédante ; je suis si émue, cela me calme ; j’ai moins la crainte de devenir folle quand je prends ce ton sentencieux. Ah ! quand je puis rire aussi, je suis bien contente ; tout ce qui apaise un moment mon imagination exaltée me rassure. Ah ! ce matin, que nous avons été heureux de rire comme deux enfants ! Vous allez rire aussi ; je n’ai qu’un mot à vous