Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/307

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profanations !… Et jamais il ne leur vient à l’idée que la connaissance de ces torts impardonnables puisse altérer un pur amour ; ils ont de la dignité des femmes une étrange opinion, leurs ménagements pour elles sont singulièrement distribués ; ainsi, lorsqu’ils insultent sans pudeur les nobles femmes qui les aiment avec ferveur et loyauté, c’est pour ne point repousser impoliment, disent-ils, les misérables effrontées qui courent après eux sans vergogne, car leurs égards sont tous pour celles-là… C’est pour épargner à ces amours-propres si délicats une légère piqûre, qu’ils percent, qu’ils frappent mortellement les cœurs généreux qui ne vivent que de leur pensée, qui ne savent que leurs noms révérés ; ils les frappent sans pitié, sans remords. Et puis, quand l’amour s’échappe de ces cœurs brisés, comme l’eau d’une urne tombée, ils s’étonnent, ils s’inquiètent… Ils ont brisé le cœur qui contenait l’amour et naïfs, innocents, révoltés, stupides, ils demandent ce qu’est devenu l’amour !… Ils l’ont tué lâchement, et ils s’indignent qu’il ait osé mourir de leurs coups !…

Mais pourquoi parler d’eux, d’Edgard et de sa haine, de Roger et de sa colère ? La destinée n’a pas besoin de ces instruments si terribles pour châtier notre bonheur ! le moindre accident, l’imprudence la plus légère peuvent servir sa cruauté ; tout peut l’aider dans sa vengeance contre un homme trop heureux et trop aimé. La brise froide du soir, après une journée brûlante, ne peut-elle pas lui donner le frisson avec la mort ? ce pont de bois jeté sur le torrent ne peut-il pas tout à coup devenir perfide et se rompre pour le punir d’être attendu sur l’autre bord avec trop d’impatience ?… ces hauts rochers que les glaces de l’hiver ont fendus de toutes parts ne peuvent-ils pas se détacher de leur bloc jaloux, et rouler sur lui à son passage ?… son cheval favori ne peut-il pas s’effrayer aussi follement à l’aspect de quelque fantôme sauvage, et l’emporter avec fureur dans les bruyères, loin des regards d’amour qui le suivent trop ardemment ?… Que dis-je ? le