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Eh bien ! j’ai vu le vaisseau le Star s’entr’ouvrir sous mes pieds, devant les îles Malouines. Le soixante-huitième degré de latitude m’a fait l’honneur d’être mon geôlier dans sa prison de banquises au pôle sud. J’ai passé deux jours et deux nuits séculaires à bord du paquebot l’Esmerald, entre l’incendie et l’inondation ; et si je composais un élixir de ce trésor d’angoisses ressenties dans ces trois situations mortelles, je ne m’infuserais jamais au cœur, à égal degré, la douleur infinie de ce moment. Trois cachets brisés, trois lettres ouvertes, trois déceptions accablantes ! Rien ! rien ! toujours rien ! Mot de désespoir ! synonyme glacé du néant !

Alors le vide qui s’élargit autour de moi est affreux ; ma respiration s’arrête dans ma poitrine et mon sang dans mon cœur. En mesurant par la pensée le temps qui doit s’écouler jusqu’à la même heure du lendemain, je ne me sens pas le courage et la force de le subir, dans la succession intolérable de ses instants éternels. Comment combler ce gouffre de vingt-quatre heures pour y trouver mon passage de la veille au lendemain ? Combien elles me semblent fausses, toutes les allégories anciennes ou modernes, inventées pour affliger l’homme sur la rapidité dévorante de ses jours ! Combien me paraît folle la sagesse qui parle avec douleur de nos heures fugitives, et de nos années d’un moment ! Je donnerais toute ma fortune pour écrire l’hora fugit du poète, et offrir pour la première fois aux hommes ces deux mots comme un axiome d’immuable vérité. Il n’y a point de vérité absolue dans tout ce que les plus sages ont écrit. Les chiffres même, dans leur ordre symétrique et inexorable, ont leurs erreurs, comme les mots et les paroles. Une heure de plaisir et une heure de douleur ne se ressemblent que sur un cadran, dans leur disposition numérique ; hors du cadran, elles mentent soixante fois.

Vous comprenez donc, mon cher Edgard, que je suis