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JUIN. LES ROMANS 183

que M. Anatole France l'incarne en la personne d'Eva- riste Gamelin ! Ce héros de la Révolution est un peintre, l'élève de David, qui, détestant les frivoles peintures d'autrefois, est revenu à l'art antique, vertueux et nu : « citoyen d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des libertés, des droits de l'homme, des cons- titutions françaises, des vertus républicaines, des her- cules populaires terrassant l'hydre de la tyrannie, et mettait dans toutes ses conceptions l'ardeur de son patriotisme». Ce Gamelin, c'est tout le bloc : il a naguère exalté Mirabeau, Lafayette, Pétion, Brissot, il les voue aujourd'hui aux gémonies et à l'échafaud vengeur, et il plem-e des larmes d'attendrissement sur le passage de Marat. C'est un honnête garçon, fidèle éperdument à ses successives idoles, rigoureux dans ses convictions. Au demeurant, ce n'est pas un aigle ! Il va devenir ter- rible lorsque l'imprudente habileté de M"^^ de Roche- maure en aura fait un juré, à dix-huit francs par jour, du Tribunal révolutionnaire : il condamnera sans cesse, livrera toujours des têtes nouvelles et du sang nouveau aux dieux altérés, et son sang viendra à son tour étan- cher la soif divine : il périra sur l'échafaud le 10 ther- midor.

En face de cette figure sombre, têtue, sincère, ter- rible, M. Anatole France en a placé une autre, en qui je ne peux résister au désir de reconnaître la fidèle image de l'auteur lui-même, c'est Brotteaux, le ci-devant des Ilettes. Il est délicieux, ce Brotteaux qui fut autrefois un traitant noble et riche, donnant dans son hôtel de la rue de la Chaise des soupers fins; et qui maintenant, pour vivre, fabrique des pantins, des « créatures qui ont reçu de lui un corps périssable, exempt de joies et de souffrances : il ne leur a pas donné la pensée, car il est un Dieu bon ». Il est sceptique, il ne croit pas au bloc, lui; il sait la relativité des choses, et il traverse la tourmente révolutionnaire en lisant Lucrèce.

Un sceptique, un égoïste ; mais son égoïsme le pousse