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332 LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE

JULIEN BENDA

L'Ordination.

Vous vous souvenez de VOrdination, ce beau livre, ce mince cahier si gros de pensées, où M. Julien Benda nous conta l'histoire de Félix qui avait lutté désespé- rément contre cette pitié envahissante qui est la mort et qui, enfin, avait remporté la grande victoire, sacri- fiant douloureusement son amie Madeleine, immolée à sa pensée. Il a longuement pleuré, mais il a vaincu; la vie intellectuelle qu'il a découverte, la vraie vie, il pourra se donner à elle tout entier; il connaîtra l'é- treinte passionnée, permanente, exclusive, les semaines entières passées à creuser un concept sans penser à autre chose, l'action fiévreuse de ce creusement, les transes de l'échec et les joies du triomphe, et la féconda- tion haletante de l'idée par l'idée.

Cette pleine ivresse de la vie intellectuelle, il la con- naît d'autant mieux qu'il a réglé la question de l'amour, qu'il en a fini avec l'aventure, car il a compris que l'es- prit exigeait l'inattention de la chair et que le mariage s'imposait. Il s'est marié. Des années ont passé : il vit, auprès de Clémence, sa femme, et de sa petite fille Suzanne, la vie qu'il a rêvée; assuré par cette double présence du calme et de la paix nécessaires au travail de sa pensée qu'il poursuit, la nuit, dans sa chambre, loin, très loin, des deux êtres qui vivent sous son toit.

Et voilà qu'un jour, un mal soudain ayant atteint sa petite fille, il s'est aperçu qu'il aimait; il a lutté contre ce sentiment qui l'arrachait au monde de ses pensées : en vain ! Il a connu « l'amour » qui nous ramène aux bêtes, l'amour qui nous dégrade. Toutes ses vastes pen- sées, toutes ses théories profondes se sont écroulées devant cela ; l'inquiétude d'un père qui voit souffrir une