Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/77

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l’Ukraine à la suite du convoi de mort du Cosaque ; j’étais entré à cheval dans l’aoul du Tcherkesse et j’avais soulevé le voile de son harem. Non, je n’étais plus à moi !

La comtesse avait cessé de jouer ; une de ses mains faisait encore frissonner les touches ; elle me parlait ; je ne me suis jamais souvenu de ce qu’elle me disait alors. Le sang bourdonnait dans mes oreilles ; si j’avais voulu me lever, je n’aurais pu ; toutes mes forces s’étaient enfuies dans mon cœur, abandonnant mes membres. Ce que je sais, c’est que je la regardais et elle me regardait aussi ; je ne pourrais dire à quel moment nos yeux se rencontrèrent ; mais ce que je sais trop, c’est qu’une fois réunis, ils se saisirent, ils s’embrassèrent, ils ne se séparèrent plus ! C’était à la fois un bonheur vif et une douleur poignante ; j’étais pris par les yeux, comme peut l’être, par les pieds, un animal pris dans un piége ; seulement, je ne voulais pas me dégager, et je tombai brisé et meurtri, quand, après un long temps et soudain, la comtesse me ferma, pour ainsi dire, l’accès du gouffre où je me noyais éperdu, en changeant l’expression de son regard, et s’écriant avec brusquerie :

— Mais, enfin, qu’est-ce que vous me demandez ?