Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/123

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peut être plus favorisé des dieux qu’un autre, elle résulte aussi principalement de la séparation des conditions sociales. Les hommes primitifs semblaient très-rapprochés, mais bientôt leurs occupations les séparèrent. Le chasseur fut le plus libre de tous : de lui se forma le guerrier, le dominateur ; l’homme qui cultiva les champs, qui se voua à la terre, qui bâtit des maisons et des granges, pour serrer ses récoltes, pouvait déjà présumer assez de lui, parce que son état promettait durée et sûreté. Le berger, à son tour, semblait avoir eu en partage la condition la plus indéterminée, tout comme une possession sans limites ; les troupeaux se multipliaient sans cesse, et l’espace qui devait les nourrir s’étendait de toutes parts. Ces trois états semblent s’être considérés dès l’origine avec chagrin et mépris ; et, comme le berger était un objet d’horreur pour le citadin, à son tour, il se séparait de lui. Les chasseurs disparaissent à nos yeux dans les montagnes, et ne se remontrent plus que comme conquérants. Les patriarches étaient bergers : leur vie dans l’océan des déserts et des pâturages donnait à leurs idées la grandeur et la liberté ; la voûte du ciel et tous ses nocturnes flambeaux, sous lesquels ils passaient leur vie, communiquaient à leurs sentiments un caractère sublime, et, plus que l’habile et diligent chasseur, plus que le laboureur tranquille, soigneux, casanier, ils avaient besoin de l’inébranlable croyance qu’un Dieu était à leur côté, les visitait, s’intéressait à eux, les guidait et les sauvait.

Nous sommes obligés de faire encore une réflexion, en passant à la suite de l’histoire. Toute belle, humaine et riante que paraisse la religion des patriarches, on y voit percer des traits de barbarie et de cruauté, d’où l’homme peut se dégager ou dans lesquels il peut retomber. Que la haine s’expie par le sang, par la mort de l’ennemi vaincu, c’est une chose naturelle ; que l’on conclût la paix sur le champ de bataille, parmi les monceaux de morts, cela se conçoit ; que l’on crût affermir un traité en immolant des animaux, cela découle de ce qui précède ; que l’on crût même pouvoir attirer, apaiser, gagner par le meurtre les dieux, que l’on regardait toujours comme prenant parti, comme ennemis ou comme auxiliaires, il n’y a pas non plus de quoi s’étonner : mais, si l’on s’en tient aux sacrifices, et si l’on considère la manière dont ils étaient offerts en ces temps primitifs, on trouve un usage étrange et révoltant, emprunté probablement à la guerre, l’usage de couper en deux moitiés les victimes immolées de toute sorte, et en si grand nombre qu’on les eût vouées, de les placer l’une à droite, l’autre à gauche, et, dans l’avenue intermédiaire, les hommes qui voulaient conclure une alliance avec la divinité.

Encore un horrible trait, mystérieux, étrange, qui perce à travers ce bel âge du monde, c’est que toute chose vouée, consacrée, devait périr. Il est vraisemblable que c’était aussi une coutume de guerre, transportée dans la paix. Un menace par un semblable vœu les habitants d’une ville qui fait une vigoureuse défense, elle est prise d’assaut ou autrement : on ne laisse rien en vie, pas un homme, et quelquefois les femmes, les enfants et même le bétail éprouvent le même sort. La précipitation et la superstition promettent aux dieux de pareils sacrifices, déterminés ou indéterminés, et les personnes qu’on voudrait épargner, les proches, les