Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/488

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LIVRE XIII.


C’était une chose convenue avec Merck, que nous nous trouverions dans la belle saison à Coblentz chez Mme de La Roche. J’avais expédié mes effets à Francfort et embarqué sur la Lahn, par une occasion, les objets dont je pouvais avoir besoin en route, et maintenant je descendais le long de cette belle rivière, aux agréables contours, aux rives variées, libre par la volonté, enchaîné par le sentiment, dans une situation où l’aspect de la nature vivante et muette nous est salutaire. Mon œil, exercé à découvrir les beautés du paysage qui appellent ou qui défient le pinceau, s’enivrait à contempler le voisinage et le lointain, les roches buissonneuses, les cimes éclairées, les humides profondeurs, les châteaux triomphants et les montagnes bleues, qui m’appelaient de loin. Je suivais la rive droite, et je voyais, à quelque profondeur et à quelque distance au-dessous de moi, la rivière, couverte ça et là de riches saussaies, glisser aux rayons du soleil. Alors se réveilla en moi mon ancien désir de pouvoir peindre dignement de tels objets. Je tenais par hasard un couteau de poche à la main, et, à l’instant même, partit du fond de mon âme comme un ordre de lancer sans hésiter ce couteau dans le courant. Si je le voyais plonger dans l’eau, mon vœu artiste serait comblé ; si l’immersion du couteau était cachée par les branches surplombantes, je devais renoncer à mes vœux et à mes efforts. A peine conçue, cette fantaisie fut exécutée, car, sans considérer l’utilité du couteau, qui renfermait plusieurs pièces, je le lançai vivement dans la rivière. Malheureusement, cet te fois encore, je devais éprouver la trompeuse ambiguïté des oracles, sur laquelle on fait dans l’antiquité des plaintes si amères. L’immersion du couteau me fut cachée par les derjiiers rameaux des saules, mais l’eau rejaillit sous le choc comme une forte fontaine, et me fut parfaitement visible. Je n’expliquai pas la chose à mon avantage, et le doute qu’elle