Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/100

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laissait en gémissant des malades sans secours. De quelque côté qu’on portât la vue dans cette contrée, dont on avait quelque connaissance, on avouait qu’il n’y avait point de salut à espérer, aussitôt que l’ennemi, que nous avions à dos, à droite et à gauche, jugerait à propos de nous attaquer. Mais la chose n’ayant pas eu lieu dans les premières heures, les cœurs, qui avaient besoin d’espérance, se rassurèrent bientôt, et, comme l’esprit humain voudrait attribuer un sens et une raison à tout ce qui arrive, on se disait avec confiance que les négociations entre les quartiers généraux de Hans et de Sainte-Menehould s’étaient terminées heureusement et à notre avantage. Cette persuasion augmenta d’heure en heure, et, quand je vis faire halte et toutes les voitures se parquer, conformément à l’ordre, au delà du village de Saint-Jean, je fus convaincu que nous arriverions dans nos foyers et que nous pourrions raconter nos souffrances et en parler en bonne compagnie, « devant les dames. » Cette fois encore, je communiquai ma persuasion à mes amis, et déjà nous supportions gaiement la calamité présente.

On n’avait pas établi de camp ; mais nos gens dressèrent une grande tente, et ils étendirent dedans et dehors les plus belles gerbes de blé. La lune brillait dans l’atmosphère apaisée ; on n’apercevait qu’une traînée de légers nuages ; tous les environs étaient visibles et distincts à peu près comme de jour. La lune éclairait les hommes dormants, les chevaux, tenus éveillés par le besoin de repaître ; dans le nombre, beaucoup de blancs, qui reflétaient fortement la lumière ; tout, jusqu’aux gerbes blanches, sur lesquelles nous devions goûter le repos, répandait la clarté et la sérénité sur cette scène émouvante. Certes le plus grand peintre se serait estimé heureux d’être en état de reproduire un pareil tableau.

Je me retirai fort tard dans la tente, et j’espérais dormir d’un profond sommeil ; mais la nature a mêlé à ses dons les plus beaux certains désagréments : c’est, par exemple, un des défauls les plus insociables de l’homme, que, tandis qu’il dort, et justement quand il goûte lui-même le plus profond repos, il tient souvent son compagnon éveillé par un ronflement effréné. Tête contre tête, moi au dedans, lui hors de la tente, j’étais couché