Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de Paris, il sait que son nom est déjà inscrit sur la liste fatale des traîtres, et, dans ce moment, il se voit banni de sa patrie, chassé de la maison paternelle ; ses parents, qui voudraient savourer sa présence, sont contraints de le repousser, et lui, dans la joie douloureuse du retour, il ne sait comment s’arracher de leur sein ; les embrassements sont des reproches, et la séparation, dont nous sommes témoins, est affreuse.

Tout cela s’était passé devant la porte de notre chambre et dans le vestibule de la maison. A peine le silence fut-il rétabli et les parents se furent-ils éloignés en pleurant, qu’une scène, peut-être plus singulière encore, plus surprenante, dans laquelle nous étions intéressés, et qui nous mit dans l’embarras, finit, quoique fort saisissante, par nous arracher un sourire. Quelques villagois, hommes, femmes et enfants, s’élancent dans notre appartement et se jettent à mes pieds, en poussant des gémissements et des cris. Avectoute l’éloquence de la douleur et du désespoir, ils se plaignent qu’on enlève leur beau bétail. Ils paraissent être les fermiers d’un grand domaine. Je pouvais, dirent-ils, tout voir de la fenêtre : leur bétail passait ; les Prussiens s’en étaient emparés. Ils me prient de donner des ordres, de venir à leur secours. Je m’avance vers la fenêtre, pour me donner le temps de réfléchir ; mon drôle de hussard se place derrière moi et me dit : « Pardonnez-moi ! Je vous ai fait passer pour le beau-frère du roi de Prusse, afin de trouver ici bon accueil et bon gîte ; il est fâcheux que les paysans soient venus, mais adressez-moi ces gens avec quelques bonnes paroles, et paraissez convaincu que je saurai mener l’affaire à bien. »

Que devais-je faire ? Surpris et mécontent, je me recueillis et je parus réfléchir à la chose. « On vante à la guerre, me disais-je, la ruse et la finesse ! Qui se laisse servir par des fripons court le risque d’en être la dupe. Il faut éviter ici un scandale inutile et honteux. » Et comme le médecin, dans les cas désespérés, prescrit encore une recette qui soutient l’espérance, je congédiai ces bonnes gens, en leur répondant avec plus de gestes que de paroles, et je me dis, pour me tranquilliser, que, si le véritable héritier présomptif n’avait pu, à Sivry, faire rendre aux malheureux leur cheval, le prétendu beau-frère du Roi était excusable d’écarter de pauvres diables en les payant d’une défaite.