Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/122

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gentées, les mêmes peut-être que j’avais déjà admirées à Grevenmachern. La presse la plus grande élait à l’endroit où la foule, qui remplissait la place, devait continuer sa marche par une rue droite, il est vrai, et régulière, mais, relativement parlant, beaucoup trop étroite. Je n’ai vu de ma vie rien de semblable. C’était comme un torrent qui vient de déborder sur des prairies et des champs, et qui doit poursuivre sa course par l’arche étroite d’un pont et dans un lit resserré.

Un flot irrésistible, étrange, suivait la pente de la longue rue qu’on enfilait à perte de vue de nos fenêtres ; une haute voiture de voyage à deux places dominait le torrent : elle nous fit penser aux belles Françaises, mais ce n’étaient pas elles ; c’était le comte de Haugwitz, que je voyais, avec un malin plaisir, s’éloigner pas à pas en chancelant.

Cependant on nous avait préparé un bon repas ; un gigot excellent, de bon vin, de bon pain en abondance, et, à côté du plus grand tumulte, nous élions dans un repos admirable ; comme celui qui, étant assis au pied d’un fanal, sur la digue de pierre, devant la mer en tourmente, voit le mouvement des flots orageux, et çà et là un navire en proie à leur caprice ; mais, dans cette maison hospitalière, une douloureuse scène de famille nous attendait. Le fils de la maison, beau jeune homme, entraîné par l’exaltation générale, s’était enrôlé depuis quelque temps à Paris dans l’armée nationale, et s’y était distingué. Quand les Prussiens eurent envahi la France, que les émigrés furent arrivés avec l’orgueilleuse espérance d’une victoire certaine, les parents, qui partageaient leur confiance, pressèrent, conjurèrent leur fils d’abandonner sans délai sa position, qu’il devait désormais détester, et de revenir combattre pour la bonne cause. Le fils revient malgré lui, par piété filiale, au moment où les Prussiens, les Autrichiens et les émigrés se retirent ; il accourt, désespéré, à travers la presse, dans la maison paternelle. Que doit-il faire ? et quelle réception lui feront-ils ? Joyeux de le revoir, désolés de le perdre encore dans le même instant, troublés par la crainte de voir leurs biens engloutis

dans cet orage ! Favorable au nouveau système, le jeune

homme revient par contrainte à un parti qu’il déteste, et, quand il se livre à cette destinée, il voit ce parti succomber. Échappé