Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/302

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

paraissait n’être point fâchée qu’on n’y fût pas insensible. Que de fois avait-elle dû fondre ensemble la prévenance, la bienveillance, l’attachement et la passion ! Aussi disait-elle un jour : « Je ne me suis jamais flée à un homme qui n’eût pas été une fois amoureux de moi. » Elle avait raison : car, une fois qu’un homme a ouvert son cœur et qu’il s’est livré, comme il arrive dans l’amour, c’est un don qu’il ne peut reprendre, et il serait impossible d’offenser ou de laisser sans protection une personne autrefois aimée.

Mme de Staël poursuivait avec persistance son projet d’apprendre à connaître notre société, de la coordonner et de la subordonner à ses idées ; de s’enquérir des détails autant qu’il se pouvait ; de s’éclaircir, comme femme du monde, sur les relations sociales ; de pénétrer et d’approfondir avec son grand esprit de femme les idées les plus générales et ce qu’on appelle philosophie. Je n’avais aucune raison de dissimuler avec elle, et d’ailleurs, même quand je me livre, je ne suis pas toujours bien compris ; mais, cette fois, une circonstance étrangère m’avertit pour le moment de me tenir sur mes gardes. Je reçus dans ce temps un livre français, qui renfermait la correspondance de deux dames avec Jean-Jacques Rousseau. Elles avaient mystifié singulièrement cet homme ombrageux et inabordable, en sachant d’abord l’intéresser à de petites affaires, et l’engager avec elles dans un commerce de lettres, qu’elles avaient ensuite rassemblées et fait imprimer, quand elles furent lassées de ce badinage. Je laissai voir à Mme de Staël combien j’étais choqué de cette conduite, mais elle prit la chose légèrement ; elle parut même l’approuver, et fit entendre assez clairement qu’elle agirait à peu près de même à notre égard. Il n’en fallait pas davantage pour me rendre attentif et prudent et me renfermer un peu.

Les grandes qualités de cet écrivain, ses pensées et ses sentiments élevés sont connus de chacun, et les résultats de son voyage en Allemagne font assez voir qu’elle avait bien employé son temps. Son but était multiple : elle voulait apprendre à connaître le Weimar moral, social et littéraire, et s’instruire de tout exactement ; mais elle voulait aussi être connue, et cherchait aussi bien à faire valoir ses idées, qu’elle paraissait dé-