Page:Goethe - Werther, 1845, trad. Leroux.djvu/206

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sein la source de toutes les misères, comme j’y portais autrefois la source de toutes les béatitudes. Ne suis-je pas le même homme qui nageait autrefois dans une intarissable sensibilité, qui voyait naître un paradis à chaque pas, et qui avait un cœur capable d’embrasser dans son amour un monde entier ? Mais maintenant ce cœur est mort, il n’en naît plus aucun ravissement ; mes yeux sont secs ; et mes sens, que ne soulagent plus des larmes rafraîchissantes, sont devenus secs aussi, et leur angoisse sillonne mon front de rides. Combien je souffre ! car j’ai perdu ce qui faisait toutes les délices de ma vie, cette force divine avec laquelle je créais des mondes autour de moi. Elle est passée !… Lorsque de ma fenêtre je regarde vers la colline lointaine, c’est en vain que je vois au-dessus d’elle le soleil du matin pénétrer les brouillards et luire sur le fond paisible de la prairie, tandis que la douce rivière s’avance vers moi en serpentant entre ses saules dépouillés de feuilles : toute cette magnifique nature est pour moi froide, inanimée, comme une estampe coloriée ; et de tout ce spectacle je ne peux verser en moi et faire passer de ma tête dans mon cœur la moindre goutte d’un sentiment bienheureux. L’homme tout entier est là debout, la face devant Dieu, comme un puits tari, comme un seau desséché. Je me suis souvent jeté à terre pour demander à Dieu des larmes, comme un laboureur prie pour de la pluie, lorsqu’il voit sur sa tête un ciel d’airain et la terre mourir de soif autour de lui.