Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/12

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la porte, le regard se fit encore plus intense, et la foule elle-même en fut comme fascinée.

« Il regarde, il regarde ! » s’écria une femme en reculant.

Cédant à un indéfinissable malaise, Tchartkov posa le tableau par terre.

« Alors, vous le prenez ? s’enquit le marchand.

– Combien ? demanda le peintre.

– Oh, pas cher ! Soixante-quinze kopeks.

– Non.

– Combien en donnez-vous ?

– Vingt kopeks, dit le peintre, prêt à s’en aller.

– Vingt kopeks ! Vous voulez rire ! Le cadre vaut davantage. Vous avez sans doute l’intention de ne l’acheter que demain… Monsieur, monsieur, revenez : ajoutez au moins dix kopeks… Non ? Eh bien, prenez-le pour vingt kopeks… Vrai, c’est seulement pour que vous m’étrenniez. Vous avez de la chance d’être mon premier acheteur. »

Et il eut un geste qui signifiait : « Allons, tant pis, voilà un tableau de perdu ! »

Par pur hasard, Tchartkov se trouva donc avoir fait l’emplette du vieux portrait. « Ah ça, songea-t-il, pourquoi diantre l’ai-je acheté ? Qu’en ai-je besoin ? » Mais force lui fut de s’exécuter. Il sortit de sa poche une pièce de vingt kopeks, la tendit au marchand et emporta le tableau sous son bras. Chemin faisant, il se souvint, non sans dépit, que cette pièce était la dernière qu’il possédât. Une vague amertume l’envahit : « Dieu, que le monde est mal fait ! » se dit-il avec la conviction d’un Russe dont les affaires ne sont guère brillantes. Insensible à tout, il marchait à grands