Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/11

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Il invitait, du geste et de la voix, les passants à pénétrer dans sa boutique.

« Par ici, s’il vous plaît, monsieur. Entrez, entrez. Voyez les beaux tableaux, tout frais reçus de la salle des ventes. »

Quand il fut las de s’époumoner, le plus souvent en vain, et qu’il eut bavardé tout son saoul avec le fripier d’en face, posté lui aussi sur le seuil de son antre, il se rappela soudain le client oublié à l’intérieur de la boutique.

« Eh bien, mon cher monsieur, lui demanda-t-il le rejoignant, avez-vous trouvé quelque chose ? »

Depuis un bon moment, le peintre était planté devant un tableau dont l’énorme cadre, jadis magnifique, ne laissait plus apercevoir que des lambeaux de dorure. C’était le portrait d’un vieillard drapé dans un ample costume asiatique ; la fauve ardeur du midi consumait ce visage bronzé, parcheminé, aux pommettes saillantes, et dont les traits semblaient avoir été saisis dans un moment d’agitation convulsive. Si poussiéreuse, si endommagée que fût cette toile, Tchartkov, quand il l’eut légèrement nettoyée, y reconnut la main d’un maître.

Bien qu’elle parût inachevée, la puissance du pinceau s’y révélait stupéfiante, notamment dans les yeux, des yeux extraordinaires auxquels l’artiste avait sans doute accordé tous ses soins. Ces yeux-là étaient vraiment doués de « regard », d’un regard qui surgissait du fond du tableau et dont l’étrange vivacité semblait même en détruire l’harmonie. Quand Tchartkov approcha le portrait de