Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/15

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

– Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir ?

– Je ne sais pas au juste… « S’il ne peut pas payer, qu’il a dit, alors faudra qu’il décampe ! » Ils vont revenir demain tous les deux.

– Eh bien, qu’ils reviennent ! » dit Tchartkov avec une sombre indifférence.

Et il s’abandonna sans rémission à ses idées noires.

Le jeune Tchartkov était un garçon bien doué et qui promettait beaucoup. Son pinceau connaissait de brusques accès de vigueur, de naturel, d’observation réfléchie. « Écoute, mon petit, lui disait souvent son maître ; tu as du talent, ce serait péché que de l’étouffer ; par malheur, tu manques de patience : dès qu’une chose t’attire, tu te jettes dessus sans te soucier du reste. Attention, ne va pas devenir un peintre à la mode : tes couleurs sont déjà un peu criardes, ton dessin pas assez ferme, tes lignes trop floues ; tu recherches les effets faciles, les brusques éclairages à la moderne. Prends garde de tomber dans le genre anglais. Le monde te séduit, j’en ai peur ; je te vois parfois un foulard élégant au cou, un chapeau bien lustré… C’est tentant, à coup sûr, de peindre des images à la mode et de petits portraits bien payés ; mais, crois-moi, cela tue un talent au lieu de le développer. Patiente ; mûris longuement chacune de tes œuvres ; laisse les autres ramasser l’argent ; ce qui est en toi ne te quittera point. »

Le maître n’avait qu’en partie raison. Certes notre peintre éprouvait parfois le désir de mener joyeuse vie, de s’habiller avec élégance, en un mot d’être jeune, mais il parvenait presque toujours à