Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/16

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se dominer. Bien souvent, une fois le pinceau en main, il oubliait tout et ne le quittait que comme un songe exquis, brusquement interrompu. Son goût se formait de plus en plus. S’il ne comprenait pas encore toute la profondeur de Raphaël, il se laissait séduire par la touche large et rapide du Guide, il s’arrêtait devant les portraits du Titien, il admirait fort les Flamands. Les chefs-d’œuvre anciens ne lui avaient point encore livré tout leur secret ; il commençait pourtant à soulever les voiles derrière lesquels ils se dérobent aux profanes, encore qu’en son for intérieur il ne partageât point pleinement l’opinion de son professeur, pour qui les vieux maîtres planaient à des hauteurs inaccessibles. Il lui semblait même que, sous certains rapports, le XIXème siècle les avait sensiblement dépassés, que l’imitation de la nature était devenue plus précise, plus vivante, plus rigoureuse ; bref, il pensait sur ce point en jeune homme dont les efforts ont déjà été couronnés de quelque succès et qui éprouve de ce chef une légitime fierté. Parfois il s’irritait de voir un peintre de passage, français ou allemand, et qui peut-être n’était même pas artiste par vocation, en imposer par des procédés routiniers, le brio du pinceau, l’éclat de la couleur, et amasser une vraie fortune en moins de rien. Ces pensées ne l’assaillaient pas les jours où, plongé dans son travail, il en oubliait le boire, le manger, tout l’univers ; elles fondaient sur lui aux heures d’affreuse gêne, où il n’avait pas de quoi acheter ni pinceaux ni couleurs, où l’importun propriétaire le relançait du matin au soir. Alors son imagination d’affamé