Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/60

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à la taille bien prise, aux longues boucles noires, et dont l’agréable physionomie, empreinte d’insouciance, révélait une âme étrangère aux vains soucis du monde. Son costume n’avait aucune prétention à la mode : tout dans sa tenue dénonçait un artiste. En effet, bon nombre des assistants reconnurent aussitôt en lui le peintre B***.

« Mes paroles vous semblent évidemment fort étranges, continua-t-il en voyant tous les regards tournés vers lui ; mais, si vous consentez à entendre une brève histoire, vous les trouverez peut-être justifiées. Tout me confirme que ce portrait est bien celui que je cherche. »

Une curiosité fort naturelle se peignit sur tous les visages ; le commissaire-priseur lui-même s’arrêta, bouche bée et marteau levé, et tendit l’oreille. Au début du récit, plusieurs des auditeurs se tournaient involontairement vers le portrait, mais bientôt, l’intérêt croissant, les yeux ne quittèrent plus le conteur.

« Vous connaissez, commença celui-ci, le quartier de Kolomna[1]. Il ne ressemble à aucun des autres quartiers de Pétersbourg. Ce n’est ni la capitale ni la province. Dès qu’on y pénètre, tout désir, toute ardeur juvénile, vous abandonne. L’avenir ne pénètre point en ce lieu ; tout y est silence et retraite. C’est le refuge des « laissés-pour-compte » de la grande ville : fonctionnaires retraités, veuves, petites gens qui, entretenant d’agréables relations avec le Sénat, se condamnent à vivoter presque éternellement en ce lieu ; cuisinières en rupture de fourneaux, qui, après avoir, à longueur de journée, musé dans tous les marchés et bavardé avec tous

  1. Faubourg ouest de Pétersbourg, entre la Moïka et la Fontanka, dont le charme endormi avait été déjà chanté sur le mode léger par Pouchkine.