Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/71

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et qui parlait de ses semblables avec un mélange d’indulgence et d’âpreté. « Je me soucie bien de ces gens-là ! avait-il coutume de dire. Ce n’est point pour eux que je travaille. Je ne porterai pas mes œuvres dans les salons. Qui me comprendra me remerciera ; qui ne me comprendra pas élèvera quand même son âme vers Dieu. On ne saurait reprocher à un homme du monde de ne pas se connaître en peinture : les cartes, les vins, les chevaux, n’ont pas de secret pour lui, cela suffit. Qu’il s’en aille goûter à ceci et à cela, il voudra faire le malin et l’on ne pourra plus vivre tranquille ! À chacun son métier. Je préfère l’homme qui avoue son ignorance à celui qui joue l’entendu et ne réussit qu’à tout gâter. » Il se contentait d’un gain minime, tout juste suffisant pour entretenir sa famille et poursuivre sa carrière. Toujours secourable au prochain, il obligeait volontiers ses confrères malheureux. En outre, il gardait la foi ardente et naïve de ses ancêtres ; voilà pourquoi sans doute apparaissait spontanément sur les visages qu’il peignait la sublime expression que cherchaient en vain les plus brillants talents. Par son labeur patient, par sa fermeté à suivre la route qu’il s’était tracée, il acquit enfin l’estime de ceux mêmes qui l’avaient traité d’ignorant et de rustre. On lui commandait sans cesse des tableaux d’église. L’un d’eux l’absorba particulièrement ; sur cette toile, dont le sujet exact m’échappe à l’heure actuelle, devait figurer l’Esprit de ténèbres. Désireux de personnifier en cet Esprit tout ce qui accable, oppresse l’humanité, mon père réfléchit longtemps à la forme qu’il lui donnerait. L’image