Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/73

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tous mes anges pâliront devant ce visage. Pourvu que je sois, au moins en partie, fidèle à la nature, il va tout simplement sortir de la toile. Quels traits extraordinaires ! » Il travaillait avec tant d’ardeur que déjà certains de ces traits se reproduisaient sur sa toile ; mais, à mesure qu’il les saisissait, un malaise indéfinissable s’emparait de son cœur. Malgré cela, il s’imposa de copier scrupuleusement jusqu’aux expressions quasi imperceptibles. Il s’occupa d’abord de parfaire les yeux. Vouloir traduire le feu, l’éclat qui les animaient semblait une folle gageure. Il décida cependant d’en poursuivre les nuances les plus fugitives ; mais à peine commençait-il à pénétrer leur secret qu’une angoisse sans nom le contraignit à lâcher son pinceau. C’est en vain qu’il voulut plusieurs fois le reprendre : les yeux s’enfonçaient en son âme, y soulevaient un grand tumulte. Il dut abandonner la partie. Le lendemain, le surlendemain, l’atroce sensation se fit encore plus poignante. Finalement mon père épouvanté jeta son pinceau, déclara tout net qu’il en resterait là. Il aurait fallu voir à ces mots se transformer le terrible usurier. Il se jeta aux pieds de mon père et le supplia d’achever son portrait : son sort, son existence en dépendaient ; le peintre avait déjà saisi ses traits ; s’il les reproduisait exactement, sa vie allait être fixée à jamais sur la toile par une force surnaturelle ; grâce à cela il ne mourrait point entièrement ; il voulait coûte que coûte demeurer en ce monde… Cet effarant discours terrifia mon père ; abandonnant et pinceaux et palette, il se précipita comme un fou hors de la pièce, et toute