Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/74

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la journée, toute la nuit, l’inquiétante aventure obséda son esprit.

» Le lendemain matin, une femme, le seul être que l’usurier eût à son service, lui apporta le portrait : son maître, déclara-t-elle, le refusait, n’en donnait pas un sou. Le soir de ce même jour, mon père apprit que son client était mort et qu’on se préparait à le porter en terre suivant les rites de sa religion. Il chercha en vain le sens de ce bizarre événement. Cependant un grand changement se fit depuis lors dans son caractère : un grand désarroi, dont il ne parvenait pas à s’expliquer la cause, bouleversait tout son être ; et bientôt il accomplit un acte que personne n’aurait attendu de sa part.

» Depuis quelque temps l’attention d’un petit groupe de connaisseurs se portait sur les œuvres d’un de ses élèves, dont mon père avait dès le premier jour deviné le talent et qu’il prisait entre tous. Soudain l’envie s’insinua dans son cœur : les éloges qu’on décernait à ce jeune homme lui devinrent insupportables. Et quand il apprit qu’on avait commandé à son élève un tableau destiné à une riche église récemment édifiée, son dépit ne connut plus de bornes. « Non, disait-il, je ne laisserai pas triompher ce blanc-bec. Ah, ah, tu songes déjà à jeter les vieux par-dessus bord ; tu t’y prends trop tôt, mon garçon ! Dieu merci, je ne suis pas encore une mazette, et nous allons voir qui de nous deux fera baisser pavillon à l’autre ! » Et cet homme droit, ce cœur pur, cet ennemi de la brigue intrigua si bien que le tableau fut mis au concours. Alors il s’enferma dans sa chambre pour y travailler avec une farouche ardeur. Il semblait vouloir se mettre