Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/76

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« – Qu’y a-t-il ? Que te prépares-tu à brûler ? dit-il en s’approchant du portrait. Miséricorde, mais c’est un de tes meilleurs tableaux ! Je reconnais l’usurier récemment défunt ; tu l’as vraiment saisi sur le vif et même mieux que sur le vif, car de son vivant, jamais ses yeux n’ont regardé de la sorte.

» – Eh bien, je vais voir quel regard ils auront dans le feu, dit mon père, prêt à jeter sa toile dans la cheminée.

» – Arrête, pour l’amour de Dieu !… Donne-le-moi plutôt s’il t’offusque à ce point la vue. »

» Après s’être quelque temps entêté dans son dessein, mon père finit par céder ; et, tandis que, fort satisfait de l’acquisition, son jovial ami emportait la toile, il se sentit soudain plus calme : l’angoisse qui lui pesait sur la poitrine semblait avoir disparu avec le portrait. Il s’étonna fort de ses mauvais sentiments, de son envie, du changement manifeste de son caractère. Quand il eut examiné son acte, il en prit une profonde affliction. « C’est Dieu qui m’a puni, se dit-il avec tristesse. Mon tableau a subi un affront mérité. Je l’avais conçu dans le dessein d’humilier un frère. L’envie ayant guidé mon pinceau, ce sentiment infernal devait nécessairement apparaître sur la toile. » Il se mit en quête de son ancien élève, le serra bien fort dans ses bras, lui demanda pardon, chercha de toutes manières à réparer sa faute. Et bientôt il reprit paisiblement le cours de ses occupations. Cependant il semblait de plus en plus rêveur, taciturne, priait davantage, jugeait les gens avec moins d’âpreté ; la rude écorce de son