Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/75

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tout entier dans son œuvre, et il y réussit pleinement. Quand les concurrents exposèrent leurs toiles, toutes, auprès de la sienne, furent comme la nuit devant le jour. Nul ne doutait de lui voir remporter la palme. Mais soudain un membre du jury, un ecclésiastique, si j’ai bonne mémoire, fit une remarque qui surprit tout le monde.

» – Ce tableau, dit-il, dénote à coup sûr un grand talent, mais les visages ne respirent aucune sainteté ; au contraire il y a dans les yeux je ne sais quoi de satanique ; on dirait qu’un vil sentiment a guidé la main du peintre.

» Tous les assistants s’étant tournés vers la toile, le bien-fondé de cette critique apparut évident à chacun. Mon père, qui la trouvait fort blessante, se précipita pour en vérifier la justesse et constata avec stupeur qu’il avait donné à presque toutes ses figures les yeux de l’usurier ; ces yeux luisaient d’un éclat si haineux, si diabolique qu’il en frissonna d’horreur. Son tableau fut refusé et il dut, à son inexprimable dépit, entendre décerner la palme à son élève. Je renonce à vous décrire dans quel état de fureur il rentra chez lui. Il faillit battre ma mère, chassa tous les enfants, brisa ses pinceaux, son chevalet, s’empara du portrait de l’usurier, réclama un couteau et fit allumer du feu afin de le couper en morceaux et de le livrer aux flammes. Un de ses confrères et amis le surprit dans ces lugubres préparatifs ; c’était un bon garçon, toujours content de lui, qui ne s’embarrassait point d’aspirations trop éthérées, s’attaquait gaiement à n’importe quelle besogne et plus gaiement encore à un bon dîner.