Page:Gogol - Nouvelles de Pétersbourg (extraits Le Portrait ; Le Nez), 1998.djvu/78

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» – Et le portrait est toujours chez ton neveu ? demanda mon père qui l’avait écouté avec une attention soutenue.

» – Ah bien oui, chez mon neveu ! Il n’a pu y tenir ! répondit le joyeux compère. L’âme du bonhomme est passée dans le portrait, faut croire. Il sort du cadre, il se promène par la pièce ! Ce que raconte mon neveu est proprement inconcevable, et je l’aurais pris pour un fou si je n’avais pas éprouvé quelque chose de ce genre. Il a vendu ton tableau à je ne sais quel collectionneur, mais celui-ci non plus n’a pu y tenir et il s’en est défait à son tour. »

» Ce récit produisit une forte impression sur mon père. À force d’y rêver il tomba dans l’hypocondrie et se persuada que son pinceau avait servi d’arme au démon, que la vie de l’usurier avait été, tout au moins partiellement, transmise au portrait : elle jetait maintenant le trouble parmi les hommes, leur inspirant des impulsions diaboliques, les livrant aux tortures de l’envie, écartant les artistes de leur vraie voie, etc. Trois malheurs survenus après cet événement, les trois morts subites de sa femme, de sa fille, d’un fils en bas âge, lui parurent un châtiment du ciel et il se résolut à quitter le monde. À peine eus-je atteint mes neuf ans qu’il me fit entrer à l’École des Beaux-Arts, paya ses créanciers et se réfugia dans un cloître à l’écart, où il prit bientôt l’habit. L’austérité de sa vie, son observance rigoureuse des règles édifièrent tous les religieux. Le supérieur, ayant appris quel habile artiste était mon père, lui demanda instamment de peindre le principal